« Le Chant du loup » ou comment se pose le conflit des valeurs
Texte d’opinion publié le 15 mars 2019 dans La Tribune.
Comme l’illustrent deux films récents, la nécessité de choisir, même rationnellement, entre deux maux pose des problèmes moraux, plusieurs valeurs tout aussi correctes et fondamentales entrant en conflit les unes avec les autres. L’une des solutions soutenue par toute une tradition de pensée est d’admettre qu’il existe un pluralisme de valeurs en philosophie.
Il y a beaucoup de raisons d’aller voir le premier film du réalisateur Antonin Baudry, auteur par ailleurs de la bande dessinée Quai d’Orsay. Le Chant du loup(2019) est un bon film d’action, captivant, bien réalisé. Les acteurs Omar Sy, Mathieu Kassovitz mais aussi Reda Kateb ou François Civil campent des personnages convaincants et attachants. Côté divertissement, on est servi. Mais le film offre bien plus que cela. Il ouvre une fenêtre sur une réalité morale importante, celui du conflit fondamental. C’est un exemple parlant de ce que signifie choisir entre des alternatives aussi radicales entraînant, l’une comme l’autre, des pertes irrémédiables.
Nombreux sont les téléspectateurs qui en regardant Le Chant du loup penseront à un autre film du même genre, USS Alabama. Réalisé en 1995 par Toni Scott avec les excellents Gene Hackman et Denzel Washington, ce film américain est lui aussi un excellent divertissement. Mais sa vision du monde est beaucoup plus simpliste que celle du Chant du Loup.
Dilemmes moraux radicaux
Dans les deux films, il est question de sous-marin, de guerre nucléaire et de dissuasion. Il est aussi question de conflit, d’affrontement et ultimement de décisions qui peuvent changer la face du monde. La mise en œuvre de l’arme nucléaire repose au final sur des décisions humaines décidant possiblement de l’avenir de toute l’humanité. L’espèce humaine s’étant donné cette possibilité de l’utiliser, cela des dilemmes moraux radicaux.
Dans USS Alabama, un capitaine expérimenté affronte son second frais émoulu d’une grande école autour de l’interprétation de deux messages. Le premier donne l’ordre de tirer un missile nucléaire sur des unités dissidentes de l’armée russe sur le point de s’emparer d’une base de missiles nucléaire. Le second message, reçu de façon incomplète, ouvre la possibilité d’une annulation de l’ordre initial. Une lutte sans merci s’ensuit entre les deux protagonistes. Le capitaine veut procéder au tir immédiat, le second veut savoir si le tir est confirmé ou annulé. A l’issue d’une mutinerie, le conflit nucléaire est évité, le sous-marin rentre à bon port. Le capitaine prend une retraite anticipée. Le conflit majeur trouve une solution qui évite de réelles pertes.
Tel n’est pas le choix fait par Antonin Baudry dans Le Chant du loup. Dans ce film, les choix sont radicaux. Ils comprennent des coûts, des maux, des injustices majeures inévitables. Suite à une erreur d’interprétation, le commandant d’un sous-marin nucléaire se voit intimer l’ordre d’envoyer un missile nucléaire sur la Russie. L’Etat-major découvre trop tard qu’il a été piégé, manipulé. Pour éviter de déclencher une guerre nucléaire, il va falloir stopper le tir français. Il n’existe qu’une seule solution, couler le sous-marin nucléaire avec lequel toutes les communications sont coupées. Le prix à payer pour la paix est radical : perte d’un équipage et de son navire.
Choix ultimes
Dans le film de Baudry, les choix sont ultimes. Ils incarnent le conflit qu’il peut y avoir entre valeurs : celles du devoir, de la justice, de l’amitié, de la loyauté. Aucune décision n’est exempte d’un coût radical et d’injustices. Ce film illustre ce qu’on appelle le pluralisme de valeurs en philosophie, l’existence de plusieurs valeurs tout aussi correctes et fondamentales entrant en conflit les unes avec les autres. Au sein de nos codes moraux, il y a des conflits entre les valeurs qu’aucun raisonnement théorique ou pratique ne peut vraiment résoudre. La liberté, l’égalité, l’équité ou la prospérité sont reconnues comme des Biens intrinsèques. Mais en pratique, ces biens entrent en collision comme l’illustre avec brio Le Chant du loup.
Ce pluralisme de valeurs est défendu par des philosophes comme John Gray, Joseph Raz, Isaiah Berlin, le psychologue William James, Montaigne ou encore Machiavel. Il implique de renoncer à une idée chère aux philosophes des Lumières, selon laquelle une approche rationnelle des choses permettrait de résoudre les conflits moraux ultimes. A l’opposé de leur croyance, il existe des situations où, quels que soient le choix et les principes éthiques privilégiés, les pertes sont bien réelles et irrémédiables.
Trancher entre les maux
D’une certaine façon, USS Alabama et Le Chant du loup incarnent deux façons de voir la réalité. Dans le film américain il y a l’idée que les valeurs peuvent être réconciliées en dernière instance en une décision résolvant tous les problèmes. Le film français n’offre pas cette consolation, il faut trancher entre les maux et commettre l’irréparable. Cela le rend dramatique, mais lui confère une réalisme moral à l’opposé d’une vision naïve du monde.
Cécile Philippe est présidente de l’Institut économique Molinari.