Repenser l’organisation du système de protection sociale
À l’approche des élections du 26 mai, Contrepoints donne la parole aux penseurs du monde libéral. Aujourd’hui : Cécile Philippe, directrice générale de l’Institut Économique Molinari.
Contrepoints : Face à l’émergence ou la résurgence de mouvements politiques identitaires (genre, religion, ethnie) et nationalistes, l’accent que met le libéralisme sur la liberté individuelle n’est-il pas en décalage avec les préoccupations contemporaines ?
Cécile Philippe : Plus que l’émergence, je parlerais davantage de la résurgence ou en tout cas de la plus grande visibilité des mouvements politiques identitaires qui nous rappellent que les valeurs héritées des Lumières comme la liberté sont des valeurs parmi d’autres et qu’elles entrent en conflit les unes avec les autres.
Car effectivement, nombre de demandes des mouvements identitaires sont en conflit avec la valeur de la liberté. Ils revendiquent parfois avec excès la reconnaissance de leurs particularismes, mais si l’on reconnaît que l’humanité a des caractéristiques universelles mais qu’elle présente aussi des différences qui ne sont pas moins importantes, cela place les choses sous un autre jour.
C’est ce qu’on appelle le pluralisme des valeurs incarné notamment par le philosophe de la liberté négative Isaiah Berlin. Dans son œuvre extrêmement abondante, il n’a cessé de défendre la liberté négative comme la liberté de pouvoir exprimer un choix sans subir la contrainte d’autrui.
C’est la liberté qui est conçue comme un moyen de se créer par ses propres actions, mais ce philosophe éminemment libéral reconnaît aussi que la liberté n’est qu’une valeur parmi d’autres et que les valeurs entrent en conflit les unes avec les autres. La résolution des conflits moraux ne permet pas forcément l’harmonie ultime et c’est bien ce que nous constatons aujourd’hui.
Isaiah Berlin a beaucoup à nous enseigner sur la période actuelle. Témoin des désastres idéologiques du XXe siècle, il rappelle que « le mieux que l’on puisse faire, comme règle générale, c’est de maintenir un équilibre précaire qui empêchera l’occurrence de situations désespérées, de choix intolérable. C’est l’exigence première d’une société décente. » C’est une règle de conduite qui peut aider à choisir ses combats en faveur de la liberté partout où elle est la condition nécessaire à une vie décente.
Beaucoup de citoyens se sentent dépossédés de la politique. Centralisation, marginalisation des corps intermédiaires, disqualification des discours rompant avec le statu quo, comment peut-on aujourd’hui renouer avec la liberté politique pour que les citoyens puissent faire entendre leur voix ?
Cette question pose clairement le dilemme décrit ci-dessous. En effet, un excès de centralisation, la destruction des corps intermédiaires, l’impossibilité de gérer les conflits au niveau le plus local sous prétexte qu’il existerait des solutions « prêt-à-porter » aux problèmes de chaque citoyen est une illusion destructrice.
Cela fait remonter les conflits inéluctables de la vie humaine au niveau le plus haut, celui qui ne peut justement pas les résoudre faute d’une bonne connaissance des conditions particulières de chacune.
L’économiste Friedrich A. Hayek dans « L’utilisation de la connaissance dans la société » insiste de façon convaincante sur l’existence de connaissances tacites et locales essentielles qui sont aussi les particularismes dont parle Berlin. C’est aussi au niveau le plus local que les gens peuvent faire entendre leur voix et jouer leur peau, principe cher à l’essayiste Nassim Nicholas Taleb pour se prémunir contre les risques systémiques.
Lorsque les décisions sont prises au niveau local il y a du bruit, des tensions, des disputes, des échecs mais cela protège contre les erreurs de grande ampleur. De plus au niveau local, la loi des minorités fait moins de ravages. Dans Jouer sa peau, Taleb observe qu’il « suffit qu’une minorité intransigeante – qui met suffisamment sa peau en jeu – atteigne un niveau relativement faible – 3 ou 4 % de la population — pour que la totalité de cette dernière se soumette à ses préférences. ».
Cette loi ne s’applique pas systématiquement à tous les systèmes complexes, mais elle permet de comprendre nombre de phénomènes de groupes. Et plus le groupe est grand, plus la minorité organisée risque de contraindre un grand nombre de personnes. D’où l’importance de maintenir des processus décisionnels au sein de groupes de petite taille, de façon à ce qu’une minorité n’entrave qu’un petit nombre de personnes, d’autres groupes n’étant pas sous la coupe de minorités ayant les mêmes fins.
En concentrant les erreurs au lieu de les distribuer, le monopole augmente leur intensité et leur portée. C’est pourquoi dans un pays comme la France, la priorité devrait être donnée à une vraie remutualisation du système de santé et à la diversification du système de retraites, le tout organisé sur une pluralité d’organisations.
Celle-ci existe encore aujourd’hui mais la vision centralisatrice l’érode chaque jour. Au nom d’une rationalisation des ressources abstraite d’experts, on s’éloigne d’une gestion prudente, diversifiée et locale.
Sur quels thèmes les associations et laboratoires d’idées libéraux devraient-ils travailler en priorité ? Et quels sont les aspects sur lesquels ceux-ci devraient s’améliorer ? Le système de protection sociale devrait-il être repensé ?
J’ai commencé à y répondre dans la question précédente. J’ai aujourd’hui acquis la conviction que la priorité absolue du gouvernement actuel devrait être de repenser le financement et l’organisation du système de protection sociale.
La réforme des retraites qui s’annonce est un pas nécessaire en ce qu’elle veut mettre fin à l’hémorragie d’un système qui ne s’autofinance pas contrairement à son principe initial. Elle est néanmoins insuffisante en ce qu’elle organise uniquement la gestion de la pénurie et nocive en ce qu’elle passe par la destruction de nombre d’organisations complémentaires vertueuses.
L’organisation du système de santé risque de passer par les mêmes affres avec la suppression progressive d’une concurrence vertueuse dans l’offre. Nous devrions travailler à comprendre, expliquer et proposer des solutions capables d’assurer le développement de systèmes de protection sociale essentiels à nos vies.