Les fausses vertus de l’indépendance énergétique
Article publié par Les Échos le 21 avril 2006.
«L’État doit assurer l’indépendance énergétique de la nation.» C’est ainsi que Michel Guénaire, conseiller de la Fondation pour l’innovation politique, justifiait dans ces colonnes la décision du gouvernement français de faire fusionner GDF et Suez (Les Échos du 15 mars 2006), entravant ainsi une possible OPA de l’italien Enel sur ce dernier. Le « patriotisme économique », la défense des « champions nationaux » et des « secteurs stratégiques » sont dans l’air du temps. Cela n’a d’ailleurs pas manqué de troubler le dernier sommet des chefs d’État de l’Union européenne, fin mars, alors qu’il devait y être question de politique énergétique commune. Pourtant, une politique d’indépendance énergétique, qu’elle soit française ou européenne, ne garantit nullement les meilleures conditions d’approvisionnement et nuit au pouvoir d’achat des citoyens.
Les envolées lyriques proclamant la patrie en danger ne sont pas un bon substitut à une authentique analyse des enjeux. Faisant écho à cette attitude répandue, Michel Guénaire affirme que « l’intérêt national est en jeu » et que « tous les grands États du monde, à commencer par les Etats-Unis, mais également la Chine, l’Inde et le Japon, soutiennent leurs entreprises ressortissantes ». Cet argumentaire reste pour le moins flottant. En quoi le patriotisme économique d’autres Etats montre-t-il que c’est une politique recommandable ? Un élan « national » consistant à reproduire ce que font des étrangers, parce que c’est ce qu’ils font, nous paraît en tout cas quelque peu paradoxal. D’ailleurs, si les étrangers font preuve de tant de sagesse, pourquoi ne pas leur confier nos industries ?
Non, il faut revenir à la raison. Qu’est-ce que l’indépendance énergétique ? Un pays est dit dépendant lorsqu’il est importateur net d’énergie. Un pays qui produirait toute l’énergie qu’il consomme serait purement indépendant. Pourquoi l’indépendance n’est-elle pas déjà la norme ? Parce que la « dépendance » a des avantages considérables. Compte tenu de la répartition des gisements d’énergie à la surface du globe et des différences de productivité des facteurs de production, la spécialisation de certaines régions dans la production d’énergie et le commerce international permettent aux parties prenantes d’être plus prospères que si elles choisissaient l’isolement. Les « dépendants énergétiques » obtiennent à meilleur compte l’énergie et les producteurs d’énergie bénéficient de ce qu’ils obtiennent en échange. Autrement dit, la division internationale du travail sert à quelque chose, y compris lorsqu’il est question d’énergie.
La façon la plus évidente d’instaurer l’indépendance énergétique serait pour le gouvernement de bloquer toute importation d’énergie. Certes, les étrangers ne pourraient plus couper le gaz, mais c’est parce que le gouvernement français s’en serait déjà chargé dans une large mesure. Il est vrai qu’en détruisant la concurrence internationale, une nouvelle production nationale deviendrait rentable et comblerait partiellement le vide créé, mais l’indépendance impliquerait pour des millions de consommateurs un moindre approvisionnement et des prix plus élevés. C’est la conséquence de la relative infériorité de la production nationale. Cette incapacité à servir les consommateurs à des prix inférieurs est précisément la raison pour laquelle ces nouveaux producteurs ne pourraient pas soutenir une concurrence étrangère.
Le gouvernement pourrait, il est vrai, compenser en poussant la production au-delà de son seuil rentable à coups de subventions, faisant ainsi baisser les prix. Cependant, une telle tentative de retrouver la relative prospérité d’antan serait largement illusoire. En effet, ce qui ne serait pas payé directement en achat d’énergie le serait par la taxation et par des prix plus élevés pour les biens dont la production serait réduite suite au déplacement des facteurs de production vers le secteur énergétique. Derrière la gloriole « patriote », l’idéal de l’indépendance énergétique promet surtout un appauvrissement généralisé.
Bien entendu, entraver une OPA d’Enel sur Suez en créant un « champion national » ne nous emmène pas aussi loin, mais c’est un pas dans cette direction. Avec un géant dépendant du pouvoir politique, les possibilités de se rapprocher de l’indépendance énergétique sont plus grandes, comme le soulignent ses partisans. Il serait aujourd’hui politiquement impraticable d’interdire les importations, mais la tutelle du gouvernement sur l’industrie nationale via l’actionnariat public et les subventions crée une distorsion de concurrence vis-à-vis des producteurs étrangers, permettant d’accroître l’indépendance énergétique… au détriment des consommateurs.
XAVIER MÉRA est chercheur associé à l’Institut économique Molinari.