Bruxelles doit-il punir les cartels ?
Une version de cet article a été publiée dans La Libre Belgique le 13 avril 2007.
Ils sont 70. On les surnomme les cow-boys de l’antitrust. Ce sont les fonctionnaires chargés de s’inviter au petit matin dans les entreprises lorsque la Commission européenne les soupçonne de comportements anticoncurrentiels.
Ils sont 70. On les surnomme les cow-boys de l’antitrust. Ce sont les fonctionnaires chargés de s’inviter au petit matin dans les entreprises lorsque la Commission européenne les soupçonne de comportements anticoncurrentiels. Ils ont acquis cette réputation depuis deux ans grâce à un travail à haute valeur ajoutée pour la Commission : 2 milliards d’euros d’amendes récoltées en 2006 et 1,7 en 2007. Dernier record à leur actif : 992 millions d’euros d’un coup. C’est l’amende que devront payer les quatre fabricants d’ascenseurs, Kone, Otis, Schindler et ThyssenKrupp pour entente illégale en Belgique, au Luxembourg, en Allemagne et aux Pays-Bas.
Malgré le concert de louanges que suscite l’activisme des autorités antitrust en matière de lutte contre les cartels, il n’en reste pas moins que les activités de leurs soldats de la concurrence ont peu à voir avec l’authentique défense des consommateurs qu’elles sont censées incarner.
Tout d’abord, les consommateurs se défendent très bien tout seuls dans un marché libre. Quand chacun se voit reconnaître le droit d’entrer sur un marché, même un cartel incluant toutes les entreprises d’un secteur est un colosse aux pieds d’argile. S’il n’a rien d’autre à offrir aux consommateurs qu’une production restreinte à des prix plus élevés, c’est une opportunité de profit pour un nouvel entrant ou pour une firme sortant du cartel. Les consommateurs sont prêts à soutenir ceux qui leur en donneront pour leur argent. Par conséquent, un cartel ne peut défier en permanence la satisfaction des besoins les plus urgents des consommateurs que s’il est politiquement protégé, isolé de la concurrence. La véritable politique de défense des consommateurs consiste alors à s’abstenir de dresser ou à lever les obstacles légaux à la libre entrée de concurrents sur le marché.
Mais un cartel ne nuit-il pas par nature aux consommateurs puisque les firmes s’entendent sur les prix (supposés plus élevés) ou sur d’autres décisions stratégiques, diminuant la concurrence dans leur industrie ? N’est-il pas vrai alors que les consommateurs n’ont rien à perdre à ce que toute collusion entre vendeurs soit interdite ? En fait, la réalité est plus complexe que cela et il serait hâtif de condamner automatiquement toute collusion entre fabricants.
Que se passe-t-il lorsque des firmes s’organisent en cartel ? Leurs dirigeants tentent d’agir de manière coordonnée, comme si elles n’étaient que des divisions d’une même firme, au moins pour certaines de leurs décisions. En effet, se coordonner implique de regrouper des actifs de chaque firme et d’instaurer un système de décision centralisé concernant leur utilisation. Poussée jusqu’au bout, une telle démarche débouche sur la création d’une seule firme en lieu et place des firmes indépendantes. C’est ce qu’on appelle habituellement une fusion, qui n’est rien d’autre qu’une entente entérinée, un cartel permanent.
Les autorités ne nient pas que des fusions puissent bénéficier aux consommateurs grâce par exemple à une restructuration de la production et une baisse des coûts. Contrairement au traitement qu’elles réservent aux cartels, elles ne condamnent pas automatiquement les fusions, même si elles peuvent les surveiller de près pour d’autres raisons, notamment de position dominante. Mais si une fusion n’est pas nécessairement nuisible bien qu’elle implique une collusion, n’est-il pas incohérent d’exclure toute éventualité qu’un cartel puisse bénéficier aux consommateurs, ne serait-ce que comme prélude éventuel à une fusion ?
Non seulement les fusions ne sont pas fondamentalement différentes des cartels, mais la simple formation d’une firme ou d’une coopérative regroupant plusieurs investisseurs dénote elle aussi une collusion de même nature. Des personnes qui pourraient autrement mener leurs affaires seules s’entendent, mettent un capital en commun et établissent un organe de décision centralisé plutôt que de se concurrencer en toute indépendance.
Heureusement pour les consommateurs, la Commission européenne ne prend pas au sérieux sa condamnation des ententes au point de remettre en question de telles collusions. Il est clair par exemple qu’ils pourraient difficilement obtenir des automobiles (et tous les services dont ils profitent en les utilisant) si aucun fabricant ne pouvait être financé en rassemblant le capital de milliers d’actionnaires en une seule organisation. Comment acheter dans ces conditions les machines indispensables à leur fabrication à grande échelle et à moindre coût pour les consommateurs.
Les collusions impliquées dans une fusion ou à la création d’une firme ne sauraient être a priori considérées comme nuisibles aux consommateurs. Or, les collusions impliquées dans un cartel, dans une fusion et dans la naissance d’une firme sont de même nature. On ne peut donc pas exclure d’emblée la possibilité qu’un cartel bénéficie aux consommateurs.
Mais comment distinguer dans ce cas les « bons » des « mauvais » cartels ? Quelle que soit la réponse, le fait est qu’une politique antitrust sanctionnant les entreprises « déviantes » en matière d’entente présuppose la capacité pour les autorités de répondre à une telle question.
Pour séparer le bon grain de l’ivraie, la Commission européenne doit être capable de déterminer que telle ou telle industrie devrait être plus ou moins concentrée. En effet, si un cartel ne répond pas aux priorités des consommateurs, cela signifie soit qu’une plus grande indépendance des firmes le ferait, soit qu’un cartel élargi voire une fusion y répondrait.
Si le grief est que les prix des biens vendus par le cartel sont trop élevés, cela suppose que la Commission sait quel est le « juste prix ». Autrement dit, elle doit connaître a priori la taille optimale de chaque firme pour les consommateurs, les « bons » prix à pratiquer, etc., une prétention illusoire, du même ordre que celles qui animaient jadis les planificateurs de l’économie soviétique.
C’est la tâche des entrepreneurs et des consommateurs dans un marché libre que de sélectionner entre les « bons » et les « mauvais » cartels, comme pour tout autre aspect de l’organisation industrielle. Les choix entrepreneuriaux concernant la taille d’une entreprise ou le degré de collusion et d’indépendance entre différentes firmes, comme toute décision devant être prise au sein de chaque firme, sont soumis au verdict des consommateurs dans la mesure où ils affectent le service rendu. C’est la sanction des pertes et profits. Dépendant des souhaits des consommateurs via leurs achats et refus d’acheter, elle fournit une indispensable boussole aux entrepreneurs, en matière de cartel comme ailleurs.
En fin de compte, ce n’est pas la politique de la concurrence qui peut réguler les cartels au service des consommateurs mais le test du marché. Interdire les cartels ne peut qu’empêcher cette forme d’organisation industrielle d’apparaître là où elle servirait les consommateurs.
Xavier Méra, Institut économique Molinari