Télécoms : attention aux remèdes pires que le mal !
Article publié par Le Temps le 25 juin 2008.
Le dynamisme de l’industrie suisse et européenne des télécommunications dépend des centaines de milliards d’euros qui y seront investis au cours des prochaines années. Ce secteur n’a pas besoin de plus d’incertitude et de lourdeur réglementaire, mais de stabilité et de flexibilité.
L’opérateur suisse Sunrise a lancé récemment une proposition qui, à son avis, permettrait d’accélérer la libéralisation du marché des télécommunications. Il suggère de scinder les fonctions de Swisscom dans le but d’assurer un accès plus équitable à l’infrastructure de base pour tous les opérateurs.
Une mesure similaire est actuellement à l’étude à Bruxelles. La commissaire Viviane Reding a proposé de donner aux régulateurs nationaux le pouvoir d’imposer une telle « séparation fonctionnelle » des opérateurs historiques (les anciens monopoles) en deux entités distinctes, l’une étant responsable de gérer les infrastructures de réseau, et l’autre d’offrir les services de détail à ses clients.
Pourquoi suggère-t-on aujourd’hui de recourir à cette mesure et est-ce vraiment judicieux ? Il faut retourner un peu en arrière pour le comprendre.
Lorsque le monopole légal des opérateurs historiques sur la téléphonie traditionnelle a été aboli, les régulateurs sont intervenus pour rétablir un certain équilibre entre eux et leurs nouveaux concurrents. Ils ont notamment forcé les anciens monopoles à louer des parties de leurs réseaux aux nouveaux entrants pour permettre à ceux-ci d’offrir des services de téléphonie et d’Internet sans avoir à répliquer une infrastructure complète sur l’ensemble du territoire.
Une nouvelle compagnie comme Sunrise peut ainsi typiquement installer son propre réseau de fibres optiques reliant des villes entre elles et louer la boucle locale de Swisscom, c’est-à-dire le fil de cuivre qui va d’un répartiteur à chaque domicile, pour rejoindre directement ses clients.
On imagine facilement les conflits d’intérêts que cela peut susciter. Pour maintenir sa domination sur le marché, l’ancien monopole pourrait en effet être incité à offrir à ses concurrents des services reliés à l’utilisation des infrastructures de moindre qualité que ceux qu’il utilise lui-même.
Afin de les empêcher de pratiquer une telle discrimination, les régulateurs ont eu recours à diverses solutions, dont un contrôle de la qualité de ces services. Dans la plupart des pays où de telles mesures ont été imposées de manière judicieuse, elles ont permis l’émergence d’opérateurs alternatifs suffisamment dynamiques pour investir dans le déploiement de leur propre réseau et faire une concurrence directe aux anciens monopoles.
La séparation fonctionnelle s’inscrit dans ce type de solution, mais va cependant beaucoup plus loin. Elle apparaît comme un remède de cheval pour éliminer toute capacité ou incitation à pratiquer une discrimination à l’endroit des compétiteurs dans les cas où des mesures de moindre ampleur n’auraient pas réussi à encourager suffisamment la concurrence.
Le cas de la Grande-Bretagne, souvent utilisé pour démontrer la pertinence d’imposer une réorganisation aussi draconienne et coûteuse, est pourtant loin d’être concluant. Dans ce pays, la location de la boucle locale par des opérateurs alternatifs n’a pas connu beaucoup de succès dans les premières années ayant suivi l’ouverture de l’accès en 2001. C’est cet échec qui a notamment motivé le recours à une séparation fonctionnelle de BT (volontairement acceptée par cette dernière) et la création de l’entité Openreach pour gérer le réseau.
Depuis, le nombre de boucles locales louées a explosé. Mais ce phénomène, loin d’être spécifique à la Grande-Bretagne, a touché tous les pays européens. Et force est de constater que d’autres pays ont atteint des niveaux de dégroupage plus élevés avec des méthodes différentes. C’est notamment le cas de l’Allemagne et de la France, qui n’ont pas eu recours à la séparation fonctionnelle.
La séparation fonctionnelle pourrait par ailleurs causer un tort considérable à l’industrie et aux consommateurs en compromettant les investissements dans les réseaux d’accès en fibre optique. Celle-ci doit remplacer graduellement la boucle locale en cuivre, ce qui permettra l’émergence d’offres d’accès à très haut débit. Ce fibrage des foyers ne se fait pas partout de façon systématique. Un opérateur n’investit dans le déploiement coûteux de son réseau de fibre qu’après avoir identifié des zones où les perspectives de commercialisation permettent de rentabiliser ses investissements à plus ou moins long terme.
Or une désintégration verticale de l’opérateur historique a inévitablement pour conséquence de briser la coordination entre les décisions d’investissement et les impératifs de mise sur le marché des services de détails. On obtient à la place une structure monopolistique artificiellement créée par la régulation, en charge du déploiement d’un réseau de fibre mais dépourvue de toute incitation à le faire. Le déploiement, s’il a lieu, ne peut alors résulter que d’un processus purement administratif indépendant de toute logique de marché.
C’est justement ce qui se passe en Grande-Bretagne, où le ministre de la Compétitivité, Stephen Timms, a lancé une mise en garde en septembre 2007 sur le retard britannique dans le fibrage des foyers par rapport à des pays comme les États-Unis, la France, l’Allemagne, le Japon et la Corée du Sud.
Selon Dominique Reber, chef de communication de Sunrise, il faut comparer les télécoms au transport, où «aucun transporteur ne songerait à construire son propre réseau routier ou de rail». Cela justifierait de créer une entité distincte pour gérer les infrastructures.
Cette comparaison est cependant boiteuse. Tout d’abord, dans plusieurs pays comme la France, des opérateurs alternatifs comme Free sont en train de déployer leur propre réseau parallèle de fibre optique jusqu’au foyer. De plus, l’objectif de susciter une concurrence uniquement entre des opérateurs qui utilisent cette plateforme technologique risque de devenir rapidement anachronique. D’autres plateformes telles que le câble, WiMax ou le réseau mobile à large bande pourraient en effet bientôt offrir les mêmes services un peu partout.
Le dynamisme de l’industrie suisse et européenne des télécommunications dépend des centaines de milliards d’euros qui y seront investis au cours des prochaines années. Ce secteur n’a pas besoin de plus d’incertitude et de lourdeur réglementaire, mais de stabilité et de flexibilité. Tout comme les législateurs européens, les législateurs suisses devraient y penser à deux fois avant d’aller de l’avant avec ce type de solution.
Martin Masse, chercheur associé, Institut économique Molinari. Il a été conseiller du ministre canadien de l’Industrie sur les questions de télécommunications en 2006 et 2007.