L’autosuffisance alimentaire n’est pas gage de développement durable (Cahier de recherche)
Cahier de recherche / Octobre 2010
Le mouvement en faveur de la souveraineté alimentaire et de l’agriculture de proximité qui fait la promotion d’une plus grande autosuffisance alimentaire a pris beaucoup d’ampleur depuis quelques années. Contrairement aux préoccupations traditionnelles liées à la sécurité alimentaire visant à assurer un accès régulier à une alimentation saine, nutritive et suffisante, la souveraineté alimentaire est le droit présumé pour une communauté politique de définir ses propres politiques agricoles dans la mesure où elle ne compromet pas les politiques d’autrui. Les deux implications majeures de cette approche sont, d’une part, l’opposition à la libéralisation du commerce agricole et la protection de producteurs locaux non concurrentiels, et de l’autre, l’opposition aux exportations agricoles subventionnées qui constituent une concurrence déloyale pour les producteurs étrangers ne bénéficiant pas d’un tel support. Au niveau local, la souveraineté alimentaire favorise le maintien d’une agriculture de proximité pour alimenter les marchés régionaux et nationaux.
Nombre d’arguments sont invoqués pour promouvoir une approche qui est l’antithèse de l’agriculture industrielle moderne. L’agriculture de proximité créerait plus d’emplois et de retombées économiques régionales. Elle réduirait les émissions de gaz à effet de serre et les pertes de valeur nutritive liées au transport des aliments. De multiples productions vivrières à petite échelle augmenteraient la sécurité alimentaire des populations en les soustrayant aux aléas du commerce mondial (hausse rapide des prix, refus d’alimenter les populations étrangères en cas de crise, etc.) et serait davantage compatible avec la promotion de la biodiversité et du développement durable que les monocultures à grande échelle basées sur les produits chimiques et les organismes génétiquement modifiés. Le protectionnisme agricole protégerait les populations locales contre le dumping d’aliments moins nutritifs ou produits dans des conditions moins désirables pour la nature et les paysans. Finalement, l’agriculture de proximité favoriserait une relation plus étroite avec la nourriture, les producteurs voisins et le passage des saisons.
À notre connaissance, les leaders intellectuels des divers mouvements faisant la promotion de ces idées n’ont jamais véritablement discuté des contraintes géographiques, économiques et de sécurité alimentaire ayant historiquement motivé le passage de l’agriculture de subsistance à l’agriculture commerciale et, par la suite, le développement de la chaîne d’approvisionnement planétaire. Notre objectif dans ce Cahier de recherche est de combler cette lacune et d’illustrer par le fait même que leurs recommandations ne feront qu’aggraver les problèmes qu’ils disent vouloir adresser. Bien que notre argumentation de nature historique s’appuie principalement sur des sources francophones rédigées entre la fin du dix-huitième et le début du vingtième siècle, nous jugeons nos conclusions universelles dans la mesure où des problématiques et des constats similaires sont observables durant cette période dans toutes les économies développées.
Notre essai est divisé comme suit. Nous abordons dans un premier temps les bouleversements profonds que connut le monde agricole européen au dix-neuvième siècle suite à la libéralisation accrue des échanges et au développement d’avancées importantes en matière de transport, de conservation des aliments et de moyens de communication. Ces innovations provoquèrent le déclin rapide de nombreuses productions vivrières ou peu rentables parallèlement à l’émergence, la spécialisation géographique et l’augmentation significative de la taille de plusieurs autres destinées à un marché toujours plus étendu. Loin d’être déplorables, ces résultats furent bénéfiques aux plans économique et environnemental, de même qu’au niveau de la sécurité alimentaire, une problématique que nous examinons plus en détail dans la deuxième section. Nous discutons ensuite du seul concept original des tenants de l’agriculture de proximité, le « kilomètre alimentaire », et endossons le point de vue selon lequel il ne reflète en rien l’impact environnemental des productions agricoles. Nous soutenons finalement que la libéralisation du commerce est la meilleure façon de promouvoir simultanément la croissance économique, la sécurité alimentaire et la réduction des impacts environnementaux des productions agricoles. Hier comme aujourd’hui, les seuls produits locaux qu’il est légitime de consommer davantage sont ceux qui présentent des avantages intrinsèques (meilleure qualité et/ou moindres coûts) par rapport aux denrées concurrentes d’autres régions.
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