Traité monétaire de cour d’école
Texte d’opinion publié sur Ordre Spontané le 18 mai 2011.
Dans notre cour d’école – comme dans bien des cours d’école –, nous jouions aux billes. Il en existait plusieurs variétés que nous appelions les « billes de verre », les « agates », les « billes de plomb », les « cocas » ou les « billes de terre » dont nous remplissions de vieilles trousses auxquelles nos cadets avaient formellement interdiction de toucher. Je ne sais pas comment ça c’est passé dans votre école, mais dans la nôtre, les billes étaient la mesure de notre richesse ; je ne parle pas de la quantité d’argent de poche que nous donnait nos parents (nous étions trop jeunes pour avoir de l’argent de poche) ni du niveau de vie de ces derniers (aucun d’entre nous n’avait la moindre idée de ce genre de chose): je parle de notre richesse personnelle que nous essayions continument d’accroître en gagnant à « au plus près du mur » ou au « pot ». Les billes devenaient alors un instrument très pratique que nous échangions couramment contre la vignette Panini qui manquait à notre collection ou la figurine de « stormtroopers » Star Wars[[Souvenir douloureux : cette figurine fraîchement acquise me fût immédiatement confisquée par une surveillante au motif que « c’était interdit ».]] que nos parents avaient refusé de nous acheter. C’est même d’ailleurs devenu très vite leur principale fonction.
Une autre propriété encore plus fascinante de nos billes, c’est que chaque variété avait un cours tout ce qu’il y a de plus officiel et de plus universellement admis par rapport aux autres sortes de billes. Je ne me souviens plus exactement du niveau de ces cours mais les « billes de plomb » et les « cocas » étaient les plus précieuses tandis que les « billes de terre » et les « agates »[[Qui étaient pourtant les plus jolies… Enfin, de mon point de vue.]] ne valaient pas grand-chose. Nous les échangions régulièrement entre nous ce qui permettait à ceux dont la trousse était pleine à craquer de réduire le nombre de leurs billes sans que leur richesse ne s’en ressente. Il va de soit que nos parents n’y comprenaient absolument rien et s’offusquaient régulièrement de ce que nous puissions échanger trois billes « agates » contre une « bille en plomb »[[La parité était de cet ordre.]] alors que les deux variétés coûtaient le même prix dans le « commerce des grands » (celui où les gens payaient en francs) – seulement nous, nous n’utilisions pas de francs ; nous utilisions des billes et nous n’avions pas la moindre idée du prix de nos billes en francs.
Je ne sais pas comment ça se passait dans votre école mais, chez nous, le même genre de trafic avait lieu dans plusieurs des écoles voisines. Il ne fallut pas longtemps pour que quelques petits malins – qui avaient un cousin ou un ami dans une autre école – se mettent à comparer les cours de nos billes avec les leurs. L’intérêt de la manœuvre était évident : si vous pouviez échanger deux « agates » contre une « bille de plomb » avec votre cousin, vous saviez que dès lundi matin vous pourriez convertir cette « bille de plomb » en trois « agates » et réaliser un bénéfice substantiel équivalent à une « agate ». Évidemment, cette opportunité d’arbitrage ne dura pas très longtemps : en quelques semaines, le cours des billes était devenu parfaitement identique dans toutes les écoles du quartier et nous ne pouvions plus compter que sur les grandes vacances pour espérer rencontrer des contreparties qui utilisaient une échelle de valeur différente de la notre.
J’avais oublié ce détail de nos activités de cour de récréation jusqu’à ce qu’à l’université, durant un cours sur les théories monétaires, je réalise ce que nous avions fait. Nous avions créé non pas une monnaie mais rien de moins que des monnaies et un marché des changes qui n’avait pas grand-chose à envier à celui de nos aînés. Ce que l’on appelle une monnaie c’est un bien qui cumule trois fonctions : intermédiaire général des échanges, unité de compte et réserve de valeur. Nos billes remplissaient ces trois fonctions (et pouvaient même servir à jouer) : elles étaient donc bel et bien des monnaies de plein droit. Comme une monnaie du monde des adultes, la valeur que nous leur accordions n’était fondée que sur la confiance que nous avions dans leur capacité à nous permettre d’acquérir la vignette Panini ou la figurine que nous convoitions ; mais l’existence de notre système monétaire – contrairement à celle des monnaies-papier des adultes – ne reposait sur aucune loi, aucune forme d’organisation centralisée ni aucune forme de coercition : c’était un ordre spontané.
Notre petit système était d’une remarquable stabilité ; c’est-à-dire que la valeur de nos monnaies était parfaitement stable dans le temps si l’on exclut deux épisodes : la période d’homogénéisation des cours pratiqués dans les différentes écoles – qui eut lieu dans le calme et ne posa aucun problème à personne – mais surtout un évènement qui marque nos jeune esprits : l’hyperinflation des « agates ». Tout a commencé lors de la kermesse de l’école quand, parmi les lots que nous pouvions gagner à la pèche à la ligne (entre autres), un de nos parents avait eu l’idée d’inclure un grand nombre de sachets d’« agates ». L’intention était, de toute évidence, de nous faire plaisir : c’était un papa ou une maman qui avait remarqué l’importance que les billes avaient pour nous et n’avait pensé à rien d’autre qu’à nous offrir l’objet de notre désir. Grave erreur !
Le résultat de cette injection monétaire aussi massive qu’arbitraire fut que nos trousses à billes furent rapidement pleines à craquer d’« agates » et que cette profusion fît immédiatement chuter le cours de ces billes par rapport aux autres. Avant même que la kermesse ne soit finie, il n’était déjà plus possible d’acquérir une« bille de plomb » que contre une bonne dizaine d’« agates ». C’est bien simple, tous autant que nous étions n’avions qu’une idée en tête : échanger nos « agates » contre d’autres variétés de billes. Au début c’était juste un problème pratique – pour économiser la place de nos trousses – mais ce fût très rapidement l’impératif qui consistait à sauvegarder nos richesses qui nous motiva. Il fallu quelques récréations pour que les cours se stabilisent. Nous constatâmes alors que si nous avions désormais beaucoup plus d’« agates »… leur valeur unitaire avait était divisée par trois (et ce, très vite, dans toutes les écoles du quartier) et que la seule chose qui sauva les économies de ceux qui avaient un grand stock d’« agates » avant la kermesse était l’existence de monnaies concurrentes qui leur avait permit de se protéger contre l’hyperinflation.
Ce qui reste de cet épisode c’est qu’une bande de gamins d’une dizaine d’années avait conçu, sans même en avoir conscience et en quelques mois, un système monétaire plus stable et plus performant que tout ce qu’ont pu concevoir nos politiciens et nos banquiers centraux en plusieurs siècles. Il a fallu l’intervention arbitraire d’un de nos parents – pourtant animé des meilleures intentions – pour déstabiliser temporairement notre système avant que ce dernier ne retrouve naturellement un nouvel équilibre. Nous n’étions pas des génies, nous ne savions même pas ce qu’était une mo