Dérives de la lutte anti-tabac
Texte d’opinion publié le 31 mai 2012 dans Agefi.
Alors que le 31 mai marque la Journée mondiale sans tabac, force est de constater que la lutte contre le tabagisme s’est considérablement durcie. Au-delà d’une fiscalité très lourde, tout un « arsenal » réglementaire vise désormais à « dénormaliser » l’industrie du tabac : « paquets neutres », « vente sous le comptoir », images-choc obligatoires sur les paquets.
Dans cette logique et face à une consommation de cigarettes qui « refuse » de disparaître, la question de la prohibition du tabac ou celle de sa nationalisation risquent logiquement de se retrouver tôt ou tard au centre des débats. Or, il s’agit de politiques qui ne règlent pas les problèmes du tabagisme et qui apportent leur propre lot d’effets pervers.
Considérons d’abord le cas de la prohibition que des publications récentes évoquent ouvertement en France, avec des projets de loi en ce sens ailleurs, comme en Finlande ou en Islande. Le Bhoutan, en Asie, a même franchi le pas, en interdisant totalement la vente de tabac en 2004.
Une prohibition – qu’elle soit de jure comme au Bhoutan ou de facto en rendant l’offre légale non-rentable – ne supprime en aucun cas les raisons pour lesquelles un produit est au fond désiré, recherché et consommé. Elle ouvre, en revanche, la voie au marché « noir » (11% déjà du marché mondial dans le cas des cigarettes). Or le marché noir n’est la « panacée » ni pour la santé ni pour les finances publiques comme l’illustre l’échec de la prohibition de l’alcool des années 20 aux États-Unis.
Pour la santé des consommateurs, d’une part. En effet, les boissons alcoolisées vendues au « noir » à cette époque-là auraient eu une teneur en alcool 2,5 fois plus élevée et pouvaient contenir des substances dangereuses pour la santé des buveurs. Les cigarettes de contrebande actuelles présentent le même problème. Leur teneur en cadmium et en plomb – des métaux potentiellement nocifs pour la santé – peuvent s’avérer 6,5 et 13,8 fois plus importants que dans les cigarettes originales de marque.
Côté finances publiques, la néo prohibition aurait pour effet de faire disparaître l’ensemble de la filière légale de tabac et avec elle les recettes fiscales (13,2 milliards d’euros en France). Une telle politique serait aussi une source de nouvelles dépenses publiques dans une lutte sans fin contre la hausse, provoquée pourtant par elle, du trafic illicite de cigarettes.
Si l’idée de la prohibition est à rejeter, qu’en est-il de la nationalisation de l’industrie du tabac ?
La rentabilité des fabricants de cigarettes est de plus en plus souvent la cible d’une politique dite de « dénormalisation ». L’idée à l’origine de ce processus stipule que les profits réalisés par les compagnies sont la cause principale de la consommation de tabac. Le raisonnement au fond est simpliste : il suffirait de supprimer les profits pour faire disparaître la consommation.
C’est d’ailleurs dans une telle optique d’élimination des profits que des militants anti-tabac, notamment au Canada, ont suggéré de nationaliser purement et simplement cette industrie, en imposant un monopole public plus ou moins étendu, une vieille tradition, d’ailleurs, en France (la Société d’exploitation industrielle des tabacs et des allumettes ou SEITA n’étant privatisée qu’en 1995).
Une telle idée repose cependant sur une méconnaissance de la relation entre profit et consommation. La causalité entre les deux va en réalité en sens inverse.
Car c’est la consommation, déterminée par les préférences des consommateurs, qui explique l’existence, ou non, d’opportunités de profit. Qu’il s’agisse du tabac ou de tout autre produit désiré par des individus, ce sont eux les décideurs ultimes en matière de consommation. La seule solution durable pour faire disparaître ces opportunités serait par conséquent qu’ils décident de leur propre chef d’arrêter de fumer, ce qu’ils ont la possibilité de faire à tout moment, que l’industrie soit publique ou privée.
Cette « souveraineté » des consommateurs explique pourquoi la nationalisation est aussi une impasse. Si les pouvoirs publics décident d’imposer une diminution artificielle de l’offre publique de tabac, le marché noir s’y substituera et on retombe sur les travers de la prohibition décrits précédemment.
Si au contraire, la lutte anti-tabac se fait moins forte, l’industrie nationalisée aura tout simplement un comportement commercial similaire à celui des fabricants privés de tabac. L’objectif de réduction de la consommation de tabac serait tout aussi compromis.
La montée du tabagisme après la 2ème guerre mondiale a ainsi coïncidé avec l’existence de monopoles d’État. En France, le record absolu des ventes de tabac par adulte (7,1 grammes/jour) a ainsi été atteint en 1975 sous le monopole public de la SEITA.
De même, la Chine compte 350 millions de fumeurs (plus que la population totale des 17 pays de la zone euro) approvisionnés par un monopole public, la China National Tobacco Corporation (CNTC). Son profit se monte à 16 milliards de dollars en 2010, soit un montant supérieur à ceux des trois plus importantes compagnies privées de tabac réunis (Philip Morris International, British American Tobacco et Altria). Et si en Occident, on suggère de nationaliser l’industrie du tabac, la priorité en Chine selon un rapport local serait, au contraire, de « casser le monopole du tabac ».
Enfin, le marché de l’alcool fournit une fois de plus une idée de ce qui se passerait en cas de nationalisation, même quand l’objectif visé est explicitement celui de la santé publique. Le commerce d’alcool a en effet été nationalisé dans ce but au Canada, notamment dans la province de Québec. Pourtant, l’augmentation de la consommation d’alcool y a été plus importante (+21,7%), entre 1993 et 2011, que dans la province de l’Alberta (+8,3%) où le commerce pourtant y a été privatisé depuis 1993.
Mais ce n’est pas tout. Car une nationalisation serait une mesure inefficace aussi d’un point de vue économique.
L’industrie du tabac recouvre en effet un ensemble d’activités diverses et variées où la notion de profits et pertes privés jouent un rôle informationnel et incitatif important, limitant les gaspillages. En leur absence, une industrie nationalisée ne pourra pas être gérée efficacement et représentera un risque opérationnel, d’autant plus important qu’elle se trouve dans un monde concurrentiel.
Le cas de la SEITA – notamment après l’ouverture partielle de son monopole en 1976 – illustre bien ce risque d’exploitation, ayant perdu 20% de parts de marché de 20% et ayant accusé des déficits atteignant l’équivalent de plus de 220 millions d’euros en 1980. Une telle situation serait indiscutablement malvenue de nos jours, alors que les pouvoirs publics affichent leur volonté de stopper le dérapage des finances publiques.
Ni la prohibition, ni la nationalisation ne sont des mesures capables de régler les problèmes de santé liés au tabagisme. Il est temps de prendre conscience des dérives de la lutte actuelle anti-tabac car elle est susceptible de mener à terme à ce type de politiques extrêmes.
Valentin Petkantchin est chercheur associé à l’Institut économique Molinari.