Taxe Delpla : Prélever 17% du patrimoine des Français pour effacer la dette publique ?
Texte d’opinion publié le 17 juillet 2013 sur 24hGold.
Dans un article du 29 mai 2013 publié par le mensuel Challenges, l’économiste Jacques Delpla propose une solution radicale pour effacer la dette publique de la France : un impôt sur la fortune « exceptionnel » de 17% frappant tous les patrimoines au-delà de 30 000 euros (pour ne pas pénaliser les ménages les plus modestes). Si certains chiffres appellent discussion, le calcul n’en est pas moins rigoureux[[L’article fait état d’un actif net « national » (patrimoine moins endettement des Français) égal à 6,8 fois le PIB. Or, pour l’année 2011, l’INSEE estime ce patrimoine net à 10 307 milliards d’euros pour un PIB (en volume) de 1 808,8 milliards (soit un rapport de 5,7 et non de 6,8). Une taxe de 17% sur l’ensemble de ce patrimoine net générerait donc un produit de quelques 1 752 milliards d’euros, soit un surplus de 35 milliards par rapport au montant 2011 de la dette publique (1 717 milliards). Ce surplus n’est que théorique dans la mesure où la taxe ne frapperait pas tous les patrimoines. ]].
Doit-on prendre pareille idée au sérieux ? L’auteur soutient que oui, à condition de lever deux obstacles majeurs. Un obstacle de « trésorerie», tout d’abord : la taxe étant susceptible de représenter plusieurs dizaines (voire centaines) de milliers d’euros par ménage, il est indispensable que les contribuables puissent s’en acquitter en nature ; il serait ainsi possible de céder une part de sa maison (ou de son terrain) à l’État ! Un obstacle politique, ensuite : une taxe de cette ampleur susciterait naturellement un certain émoi dans l’opinion. Mais, nous dit Delpla, elle affecterait surtout les retraités, soit un électorat que l’actuel gouvernement devrait avoir peu de scrupules à surimposer (puisqu’il vote majoritairement pour l’opposition).
Est-ce vraiment aussi simple ? Évidemment non. Passons rapidement sur l’effet violemment dépressif que ne manquerait pas d’avoir un tel impôt : on considère généralement qu’en Europe, les « effets de richesse » (c’est à dire, le pouvoir d’achat qu’infèrent les individus de la valeur perçue de leur patrimoine) affectent moins la consommation des ménages – donc le PIB – que ce n’est le cas aux États-Unis. Il est cependant difficile d’imaginer qu’une amputation d’un sixième de leur patrimoine n’impacterait pas le train de vie des Français…
D’autres obstacles se font jour qui, mis bout à bout, se révèlent insurmontables. Delpla soutient par exemple que l’effacement de notre dette publique affranchirait l’investissement productif d’une contrainte majeure. Or, en supposant que la taxe soit effectivement perçue, quid du problème structurel à l’origine de cette dette monumentale ? Le stock actuel de dette publique est sans nul doute un facteur de stagnation de l’économie française. Mais les anticipations relatives à la dette future le sont au moins autant. La relance de l’investissement productif dépend vraisemblablement moins d’une taxe, même « exceptionnelle », que de puissantes réformes structurelles.
Les difficultés inhérentes au calcul et à la collecte de la « taxe Delpla » ne sont pas moins considérables. Comment ferait-on pour en évaluer l’assiette ? Comment passer d’une évaluation macro-économique à une évaluation micro-économique, sans même remarquer que les chiffres de la comptabilité nationale sont datés ? Le patrimoine des Français est composé de biens fonciers ou immobiliers à hauteur des deux tiers ; de tels actifs ne sont pas cotés sur un marché. Quand bien même il est possible d’approximer leur valeur marchande (au regard des prix des transactions courantes de même nature), cela induirait un effort de recherche coûteux, grevant par là même le rendement espéré de l’ISF exceptionnel[[La crise des subprime a en outre montré combien la valeur estimée des patrimoines pouvait être volatile : l’annonce même d’une « taxe Delpla » ne ferait-elle pas chuter la valeur des actifs taxés dans de considérables proportions ?]]. Sans même parler des stratégies de dissimulation et de sous estimation que cette taxation engendrerait (une « fraude » au sens strictement fiscal du terme).
L’essentiel de ce qui serait néanmoins perçu prendrait la forme de « parts » de biens immobiliers et fonciers. Or, de tels actifs sont peu (voire pas) liquides. Il est illusoire d’espérer s’en servir pour rembourser une dette négociable[[Par « dette négociable », on entend la dette émise par l’agence France Trésor sur les marchés financiers. Cette dette négociable représente environ 80% de la dette publique totale (voir http://www.aft.gouv.fr/la-dette-en-20-questions_lng1.html#Q2). ]] qui, elle, l’est. Au mieux, cela induirait des « coûts de transaction » très élevés entre débiteur (la puissance publique) et créanciers (banques, compagnies d’assurance, fonds de pension et d’investissement, épargnants).
Delpla sous-estime enfin le « choc civique » induit par une taxation de l’ampleur qu’il propose. Que resterait-il de la base électorale des « partis de gouvernement » à l’annonce même d’une telle saignée fiscale ? Voire, n’y aurait-il pas là de quoi faire trembler le régime sur ses bases ? Colbert, qui s’y connaissait, déclara un jour (en substance) qu’imposer consistait à plumer l’oie sans qu’elle crie. Or, les oies ne se contentent pas de crier. Il arrive aussi qu’elles mordent.
La taxe Delpla semble donc relever de la provocation plutôt que de la proposition. Et pourtant… Elle donne un cap fiscal d’une redoutable pertinence. Car l’appétit des investisseurs (notamment étrangers) pour la dette française se nourrit bel et bien du trésor que constitue le patrimoine des particuliers. En abdiquant sa souveraineté monétaire, l’État français a en effet renoncé aux deux expédients qui, historiquement, lui ont si souvent permis de « gérer » sa dette au détriment des créanciers : l’inflation galopante et la dévaluation. Sauf à envisager un défaut de paiement – ce qui serait cataclysmique – ou à infléchir le tropisme (modérément) anti inflationniste de son partenaire allemand, il lui faut donc assumer le passif accumulé depuis 40 ans. À moins d’un très hypothétique « retour de la croissance » ou d’un ambitieux programme de cession d’actifs publics, il n’y a que la hausse de la pression fiscale pour faire face…
La taxe Delpla bénéficie donc d’un avantage indéniable : celui de présenter la facture fiscale de « notre » dette publique. Proposer un ISF exceptionnel frappant le patrimoine des « plus riches » (au sens extrêmement large du terme) fait écho à ce qu’était la situation financière de la France au lendemain de la Révolution. Voici par exemple ce que déclame Mirabeau, le 26 septembre 1789, devant l’Assemblée Constituante : « mes amis (…), deux siècles de déprédations et de brigandages ont creusé le gouffre où le royaume est près de s’engloutir. Il faut le combler, ce gouffre effroyable ! Eh bien, voici la liste des propriétaires français. Choisissez parmi les plus riches, afin de sacrifier moins de citoyens ; mais choisissez (…). Allons, ces deux mille notables possèdent de quoi combler le déficit. Ramenez l’ordre dans vos finances, la paix et la prospérité dans le royaume »[[Mirabeau soutient alors une proposition de Necker visant à instituer une « contribution volontaire » d’un quart des revenus. Le régime révolutionnaire ne parviendra cependant pas à éviter la cessation de paiement, qui survient en 1797 (« banqueroute des deux tiers »).]]. Il ne s’agit plus, aujourd’hui, de « choisir » parmi les plus riches ceux auxquels le remboursement de la dette incombera : et pour cause, les hauts patrimoines sont déjà taxés au titre de l’impôt sur la fortune. Dès lors, c’est (presque) tout le pays qu’il faut mettre à contribution.
La taxe Delpla, confirme que la dette publique n’est jamais que de l’impôt en sursis. Et c’est particulièrement vrai dans le cas de la France, comme j’essaierai de l’argumenter ultérieurement.
Erwan Queinnec est Diplômé de l’IEP Paris. Il est enseignant-chercheur en économie-gestion.