Dans les médias

Les conséquences absurdes d’une méconnaissance scientifique

Entretien publié dans l’édition de décembre 2013 de l’Agefi magazine.

En mai 2013, la star d’Hollywood Angelina Jolie annonçait
être porteuse de la mutation génétique héréditaire
BRCA1. De ce fait, la probabilité qu’elle
développe un jour un cancer du sein était de 87%.
En subissant une double mastectomie préventive,
elle réduirait ce risque à moins de 5%. L’histoire
d’Angelina Jolie n’est qu’une illustration, certes émouvante, de
l’intérêt des progrès accomplis dans la connaissance du génome
humain et de notre capacité croissante à le manipuler. On observe
cependant un phénomène étonnant: l’opinion publique, globalement
favorable à l’intervention de la génomique dans le domaine
de la médecine, se montre beaucoup plus réticente lorsque ce
même savoir est appliqué à l’agriculture. L’incohérence est regrettable,
avance Hiroko Shimizu, économiste qui vient de publier
une étude sur le sujet avec l’Institut économique Molinari.


Pourquoi avancez-vous que la méconnaissance du monde agricole
nuit au développement des sciences agronomiques et alimentaires?

Chez tous les organismes vivants, des mutations génétiques se
produisent soit de façon naturelle, soit sous l’effet d’agents dits
mutagènes (physiques ou chimiques). S’agissant du règne végétal,
l’apparence du feuillage, des fleurs ou des tiges peut, avec le
temps, changer du tout au tout. Depuis l’aube de l’agriculture – il
y a environ dix-mille ans – l’homme a profondément modifié
le génome des plantes domestiques, par exemple celles dérivées
du chou sauvage. Toutes les espèces de fruits, de légumes et de
céréales actuellement commercialisées furent sélectionnées et
cultivées par l’homme afin d’en améliorer le rendement, le goût
et la résistance aux intempéries et aux parasites.

Malheureusement, à notre époque, le citadin moyen n’a plus la
moindre notion de ce qu’est le stress biotique et abiotique.

Pouvez-vous expliquez ces notions?

Le stress biotique résulte de l’exposition du champ à divers ravageurs,
comme les animaux nuisibles (insectes, acariens, nématodes,
rongeurs, limaces et escargots, oiseaux…), les organismes
phytopathogènes (virus, bactéries, champignons, chromistes…)
et les plantes dites adventices (plus connues sous le nom de «mauvaises
herbes», végétaux indésirables ponctionnant les ressources
vitales des cultivars). Le stress abiotique est lié aux sécheresses,
inondations et gelées, au manque de certains nutriments ou encore
à la toxicité des sols ou de l’air. À titre d’exemple, entre 2001
et 2003, sur six grandes cultures mondiales, les principales pertes
agricoles d’origine biotique se répartissaient ainsi : mauvaises
herbes pour 34% des pertes totales, nuisibles pour 18% et phytopathogènes
pour 16%. Un rapport de 2009 estimait à près de 131
milliards de dollars les pertes agricoles mondiales dues au stress
biotique, dont 95 milliards de dollars pour les seules mauvaises
herbes, et 70% dans les pays en développement.
Les sources de stress abiotique expliquaient, pour leur part, entre 6% et
20% des pertes agricoles.

Les agriculteurs se sont toujours efforcés de protéger la récolte…

Effectivement. Que ce soit au moyen de diverses pratiques et
techniques relevant de la chimie (engrais et pesticides), de la
biotechnologie (sélection, croisements d’amélioration) ou de la
gestion (rotation des cultures, gestion intégrée des parasites, calendrier
et logistique agricoles)… Si les premiers usages attestés
d’insecticides et de fongicides – composés soufrés et extraits botaniques
– remontent à 2500-1500 av. J.C., c’est au XIXe siècle
que se généralise le recours aux substances chimiques. L’objectif
est d’éradiquer des maladies végétales, avec la mise au point de
divers produits dont la bouillie bordelaise utilisée pour protéger
le raisin dans les vignobles français et étrangers.

Au début du XXe siècle, les insecticides synthétiques font leur apparition
dans l’agriculture, l’horticulture, les denrées conservées
et les campagnes de santé publique. Dans ce cadre, on estime qu’à
lui seul le DDT, bête noire des écologistes, aurait sauvé plus de
500 millions de vies exposées au paludisme et à d’autres maladies
mortelles entre 1950 et 1970. En 1961, le ministère de l’agriculture
des États-Unis autorise pour la première fois un pesticide
biologique: le bacille de Thuringe (Bt), bactérie naturelle produisant
des protéines toxiques à cristaux. Le Bt était, à l’origine,
utilisé par épandage et, étant donné son origine 100% «naturelle
», il reste aujourd’hui couramment employé par la filière bio.

En 1995, l’EPA (agence gouvernementale pour l’environnement
des États-Unis) autorise les premières cultures génétiquement
modifiées: le bacille est intégré à la plante elle-même. Les
militants écologistes, pourtant favorables à la vaporisation des
champs au Bt, étaient et demeurent opposés à cette avancée technologique.
Autre avancée importante imputable au génie génétique,
ou plus précisément aux technologies recombinantes: les
variétés résistantes aux herbicides (essentiellement, soja et maïs),
qui permettent aux agriculteurs d’éliminer plus facilement les
mauvaises herbes qui font concurrence à leurs cultures pour l’accès
à l’eau, aux nutriments et au soleil.

Quelles ont été les conséquences de ces évolutions?

Entre 1996 et 2012, les surfaces mondiales consacrées aux cultures
biotechnologiques ont été multipliées par cent, passant de 1,7
millions à 170 millions d’hectares, soit une superficie équivalente
à deux fois et demi celle de la France. En 2010, sur les 15,4 millions
de producteurs de variétés recombinées, plus de 90% étaient
de petits cultivateurs aux ressources limitées issus de pays en développement:
ceux-ci ont donc intérêt à se prémunir, autant que
possible, des agressions biotiques ou abiotiques, et à être moins
exposés aux pesticides que cela ne serait le cas sans ces technologies.
Au total, les cultures à ADN-r (ADN recombiné) ont permis
une réduction importante des quantités de pesticides et d’herbicides
utilisées. De 1996 à 2011, les cultures biotechnologiques
ont réduit leurs besoins en pesticides d’environ 473 millions de
kilogrammes et leur productivité supérieure a permis d’épargner
108,7 million d’hectares. Conjuguées avec d’autres méthodes, elles
ont permis une amélioration des récoltes tant en qualité qu’en
volume, ainsi qu’une diminution des ressources consommées par
unité de production. Pour la seule année 2011, elles ont permis
la non-émission de 23,1 milliards de kilogrammes de CO2. Il
faudrait faire rouler 10,2 millions de voitures de moins sur les
routes pour obtenir une réduction équivalente!

C’est donc très positif…

Oui. Pour se faire une idée des bienfaits sanitaires, nutritionnels et
environnementaux des progrès de l’agronomie sur les cinquante
dernières années, on rappellera simplement que, sur cette période,
la population mondiale a plus que doublé – et la production agricole
quasiment triplé – tandis que les surfaces agricoles n’augmentaient
que de 12%. Selon une récente estimation, les terres «épargnées
» depuis les années 1960 (les meilleurs rendements ayant
rendu superflue leur conversion à des usages agricoles) équivaudraient
à la superficie des États-Unis, du Canada et de la Chine
réunis. Sans être parfaites, les technologies et pratiques de gestion
agricoles modernes ont tout de même généré d’importants bénéfices
par rapport aux cultures et méthodes du passé.

Pourtant, les organismes génétiquement modifiés sont perçus comme
un danger pour de nombreux consommateurs…

Alors même que de nombreuses autorités réglementaires et
scientifiques affirment que les plantes à ADN recombiné ne présentent
de danger ni pour le consommateur ni pour l’environnement!
Ces avis d’experts partent du constat que ces nouvelles
variétés ont été testées de façon plus complète que celles élaborées
par des méthodes plus anciennes. En réalité, l’opposition aux
variétés recombinées repose non pas sur des éléments tangibles
mais sur de simples hypothèses de risques, avec une absence de
prise en compte de la perspective historique.

Par exemple, en 1962, le best-seller «Printemps Silencieux», de
Rachel Carson, avertissait des dangers induits par les produits
chimiques créés par l’homme, censés tuer les oiseaux, multiplier
les cas de cancers et bouleverser les équilibres naturels. Pourtant,
l’hypothèse initiale de Rachel Carson, à savoir que les molécules
d’origine naturelle seraient toujours meilleures ou moins nuisibles
que celles d’origine synthétique, ne correspond pas à la réalité.

C’est-à-dire?

Les plantes étant dans l’impossibilité de fuir leurs prédateurs, un
de leurs principaux moyens de défense consiste à sécréter des toxines.
Certaines de ces substances peuvent paralyser l’organisme humain,
attaquer ses fonctions hépatiques et même entraîner la mort.
Parmi ces molécules parfaitement naturelles, on citera le cyanure
(racines de manioc, amandes, amandes de cerise et d’abricot, noyau
de prune, pépins de pomme), l’alpha-amanitine (champignons sauvages),
la linamarine (haricots de Lima), la phytohémagglutinine
(haricot rouge) ou encore la solanine (pomme de terre). Ces plantes
peuvent être consommées sans problème à partir du moment
où elles sont convenablement produites et préparées mais toute
défaillance peut avoir des conséquences graves. Par exemple, la
courgette a été à l’origine d’une importante épidémie d’infection
alimentaire en Nouvelle-Zélande, lorsqu’en 2003 un cultivateur
bio s’est mis à cultiver des variétés anciennes («oubliées») en refusant
de les traiter aux pesticides. Confrontés à leurs prédateurs,
les courgettes ont produit des toxines en quantité beaucoup plus
élevée que ce n’aurait été le cas dans l’agriculture traditionnelle.
Si l’agriculteur avait utilisé des variétés plus récentes, ainsi que les
pesticides classiques, rien de cela ne serait arrivé.

La grande crainte suscitée par les produits de synthèse ne serait-elle
pas due à leur potentiel cancérigène?

C’est vrai. Pourtant, d’innombrables substances naturelles sont
tout aussi cancérigènes. Selon une étude désormais classique, les
pesticides naturellement élaborés par les végétaux constituent
99,99% des produits chimiques cancérigènes que nous ingérons
quotidiennement. L’Américain moyen, par exemple, absorbe
chaque jour près de 1500 milligrammes
de pesticides naturels (5000 à 10.000
molécules différentes), dont 750 milligrammes
correspondent à des cancérigènes
attestés lors de tests de laboratoire sur
des rongeurs. À titre de comparaison, la
quantité ingérée de résidus de pesticides
de synthèse est de 0,09 milligrammes par
jour et par personne. La teneur en substances
à effet cancérigène (démontré chez
les rongeurs) d’une seule tasse de café est
équivalente à la quantité totale de résidus
de pesticides de synthèse ingérés par un
individu en un an.

Les véritables causes seraient donc à chercher
ailleurs?

Malgré les peurs bien ancrées suscitées par
les technologies modernes et les pesticides
de synthèse, le risque de cancer par exposition
aux résidus de pesticides de synthèse
est pratiquement nul, alors même
qu’on constate une diminution de l’incidence
et de la mortalité par cancer aux
états-Unis. Selon l’American Cancer Society,
l’exposition aux agents cancérigènes
sur le lieu de travail et de vie n’explique
qu’un faible pourcentage des décès par
cancer – environ 4% de ces décès résultent
d’expositions professionnelles et 2%
de pollutions anthropogéniques ou naturelles
de l’environnement. Les véritables
causes du cancer sont le tabagisme (30%)
et une mauvaise alimentation combinée à
l’inactivité physique et à l’obésité (35%).
Comme l’estiment les éminents scientifiques
Ames et Gold, créer un monde sans
toxines et sans risques est impossible, et
faire la guerre à d’infimes concentrations
de produits cancérigènes (que seules les
techniques de pointe du XXIe siècle nous
permettent de détecter) constitue une entreprise
aussi coûteuse qu’illusoire.

Quelles sont les effets de cette méfiance
envers les technologies?

Les technophobies actuelles entraînent
des coûts et délais réglementaires croissants.
Par exemple, sur la période 2005-
2008, le délai moyen de mise au point
et d’autorisation d’un nouveau pesticide
était de 9,8 ans, soit une augmentation de
15% relativement à 1995, tandis que le
coût de ce processus était passé à 256 millions
de dollars, soit onze fois son niveau
des années 1975-1980.

En grande partie, l’augmentation de ces
coûts résulte d’obligations réglementaires
astreignantes et complexes. Entre 2008 et
2012, le coût mondial moyen de commercialisation
d’une nouvelle variété génétiquement
améliorée s’élevait à 136 millions
de dollars, dont 35 millions pour répondre
aux contraintes réglementaires. Inutile de
préciser que ces coûts supplémentaires,
découlant généralement de revendications
militantes, constituent une puissante barrière
à l’entrée sur un marché auquel les
écologistes reprochent volontiers un excès
de concentration aux mains de quelques
grands groupes.

Si l’on peut juger que les pays riches ont les
moyens d’un tel luxe de précautions, qu’en
est-il dans les sociétés moins développées?

En 2010, on estime que le paludisme a
touché 219 millions de personnes et en a
tué 660.000 (essentiellement des enfants).
En Afrique subsaharienne et dans d’autres
régions pauvres du monde, nombreux sont
ceux qui ne peuvent accéder à des procédés
anti-moustiques onéreux. Dans le même
temps, tout a été fait pour limiter ou interdire
le recours à l’arme la plus efficace, au
regard de son faible coût, contre le vecteur
de la maladie: le DDT.

Entre 2011 et 2013, on estime qu’un total
de 842 millions de personnes (une
personne sur huit) a souffert de sous-alimentation
chronique (manque de nourriture
empêchant de mener une vie active).
Cependant, l’opposition de certaines économies
riches aux organismes génétiquement
améliorés est telle que les pays
africains ne sont que quatre à en produire
(Burkina Faso, Egypte, Soudan et Afrique
du Sud), le continent redoutant un arrêt
des importations européennes.

Comment l’expliquez-vous?

Il existe une méconnaissance des biotechnologies
moléculaires et une attitude ambiguë
des populations à leur égard, en fonction
de diverses préoccupations éthiques
mais également du domaine d’application
considéré (par ex. soutien aux thérapies géniques
mais rejet des avancées agronomiques).
Quant à l’opinion publique, elle est
elle-même largement travaillée par un activisme
anti-progrès technologique puissamment
financé. À titre d’exemple, le financement
annuel de Greenpeace avoisine 241
millions d’euros, dont 98% lui viennent de
ses 2,9 millions de donateurs de CSP supérieures,
vivant souvent dans la phobie de
progrès technologiques scientifiquement
établis, telles que la vaccination des enfants
ou les bouteilles en plastique.

Le discours militant fait une place croissante
au fameux «principe de précaution»
qui, derrière une logique superficiellement
irréfutable, conduit à rejeter toute innovation
en l’absence de certitudes absolues sur
les éventuels effets indésirables. Pourtant,
en réalité, l’absence absolue de toute nuisance
potentielle constitue un piètre critère
de choix politique dans un monde où le
produit chimique «zéro risque» n’existe pas
et où seul l’usage peut être sans risque.

Le progrès ne devrait donc pas nous inquiéter?

L’innovation scientifique ne prétend pas à
la perfection. Notre seul souci doit être de
savoir si elle engendre effectivement une
situation moins problématique que celle
qui l’a précédée. À l’inverse, le principe
de précaution, fondé sur le risque zéro et
n’ayant que l’apparence du bon sens, interdit
de facto l’émergence de modes d’action
meilleurs ou moins nocifs, par exemple les
applications de la chimie et de la biotechnologie
aux systèmes agricoles, et comporte
donc un coût élevé aux plans social,
environnemental et économique.

Hiroko Shimizu est économiste et vient de publier une étude sur le sujet avec l’Institut économique Molinari.

Propos recueillis par Noël Labelle

Hiroko Shimizu

Voir tous les articles d'Hiroko Shimizu

Vous pourrez aussi aimer

Bouton retour en haut de la page