Facebook Instant Articles : un pacte avec le diable? 1ère partie
Texte d’opinion de Pierre Schweitzer, consultant en communication et nouvelles technologies, publié en exclusivité sur le site de l’Institut économique Molinari.
Entre les bonnes intentions affichées par le géant américain et les accusations d’OPA hostile sur la presse, que faut-il penser de la nouvelle fonctionnalité de Facebook?
Le réseau social américain Facebook a récemment lancé l’expérimentation d’une nouvelle fonctionnalité baptisée Instant Articles, qui consiste à intégrer du contenu d’éditeurs tiers à sa propre plateforme. Comme à chaque annonce de la firme californienne, les critiques ont été nombreuses et parfois excessives. L’enjeu n’en demeure pas moins crucial pour l’avenir de l’information en ligne.
Quel est l’objectif annoncé par Facebook ? Les responsables du premier réseau social mondial (près de 1,5 milliard d’utilisateurs inscrits dont plus de 800 millions considérés comme actifs) désirent avant tout améliorer l’expérience utilisateur, c’est du moins la principale raison mise en avant pour justifier cette nouvelle grande manœuvre. Aujourd’hui, les internautes peuvent s’abonner aux publications de la page Facebook de leurs journaux préférés. Ils verront alors s’afficher certains « posts » de ces pages, qui contiennent le plus souvent un lien externe vers un article à lire sur le site du journal. Techniquement, cela signifie que les contenus proposés à la lecture se trouvent sur les serveurs qui hébergent le site internet de l’éditeur de presse, et non pas sur les serveurs gérés par Facebook. Il en résulte un certain temps de chargement, souvent de plusieurs secondes, autant dire un délai intolérable pour l’internaute habitué à l’immédiateté et dont la tendance à renoncer à un contenu sous prétexte d’un délai d’attente est bien connue des professionnels du web.
Pour répondre à ce problème constaté depuis des années, Facebook va désormais proposer d’héberger lui-même des contenus d’éditeurs grâce à Instant Articles. Ainsi Facebook récupère sur sa plateforme du trafic qui aurait normalement profité aux éditeurs de presse. À première vue on se demande bien quel journal serait assez fou pour accepter de se faire ainsi détourner « son » trafic au profit d’un autre. Pourtant neuf éditeurs de presse dont des titres aussi respectés que The Guardian, The New York Times, BBC News ou Spiegel Online ont accepté de se lancer dans l’expérience pilote proposée par le géant du web social.
Il faut reconnaître que Facebook n’a pas lésiné sur les contreparties : les journaux gardent un contrôle intégral sur leur contenu d’un point de vue éditorial, mais aussi technique dans une certaine mesure puisqu’ils disposent de leur propre interface de mise en ligne des articles et peuvent collecter des données sur leurs lecteurs. Mieux, Facebook propose aux éditeurs de conserver leurs propres publicités dont ils garderont 100% des revenus, et si les annonceurs font défaut du côté de l’éditeur, c’est Facebook qui se charge d’en trouver et en reverse 70% aux éditeurs.
Si l’on récapitule à ce stade :
– Facebook se satisfait de pouvoir offrir un service de meilleure qualité à ses utilisateurs,
– Les journaux en ligne peuvent s’estimer heureux de ne pas perdre de plumes dans l’affaire tout en offrant à leurs lecteurs une expérience plus rapide, plus fluide et esthétique,
– Les lecteurs bénéficient d’une nouvelle interface plus rapide et agréable.
Tout le monde est content ? La réalité est plus nuancée. Derrière le discours bien rôdé sur la recherche de qualité pour l’utilisateur se cache une bataille féroce engagée par Facebook pour capter l’attention des internautes. Que la firme soit prête à héberger gratuitement du contenu et à mettre à disposition une interface technique coûteuse à développer, tout en cédant l’ensemble des recettes publicitaires aux éditeurs, en dit long sur l’importance stratégique de retenir l’internaute chez elle à tout prix. C’est une caractéristique commune à l’ensemble des industries ayant opté pour un modèle de plateforme biface avec gratuité apparente : vivre de recettes publicitaires demande non seulement du trafic, mais aussi du temps passé sur son service. C’est encore plus vrai sur le web où la présence de liens hypertexte pouvant mener l’internaute en un clic vers un autre site rend leur attention plus fragile.
Facebook a constamment montré sa capacité à évoluer en épousant les tendances du secteur. La firme de Mark Zuckerberg est à l’écoute de ses utilisateurs et a maintes fois modifié son service pour l’adapter aux attentes de ces derniers, par exemple en mettant en place le système des listes d’amis pouvant être inclus ou exclus de certains contenus que les internautes postent sur leur profil Facebook. Le système du « journal » (Newsfeed) d’accueil, cette liste de publications qui accueillent chaque utilisateur se connectant à son profil Facebook, a contribué à faire du réseau social un véritable portail d’entrée vers le web. S’y mélangent des publications d’amis, d’entreprises, d’artistes et autres célébrités, des photos, des vidéos, du texte… bref, tout ce que peut attendre l’internaute moyen, y compris des liens vers des articles de journaux, et cela depuis longtemps déjà.
De ce fait, Facebook tend à se substituer à l’ensemble du web dans l’esprit des internautes qui, en dehors de recherches particulières, ne voient pas de raison de quitter leur compte Facebook où ils trouvent une infinité de contenus intéressants et personnalisés grâce au principe de l’infinite scrolling[[On parle d’infinite scrolling lorsque l’utilisateur qui fait défiler la page vers le bas déclenche le chargement de contenus supplémentaires qu’il peut de nouveau « scroller » vers le bas, et ainsi de suite. C’est une technique particulièrement efficace pour retenir l’attention des internautes. ]] combiné à une parfaite maîtrise des algorithmes de visualisation en fonction des centres d’intérêts supposés ou déclarés. Des analystes comme Guillaume Main (@Statosphere sur Twitter) craignent par conséquent un phagocytage du web qui serait à l’avenir réduit à Facebook, à la manière de AOL dans les années 1990 qui faisait tout pour maintenir ses abonnés sur ses nombreux portails de contenu, alors que ces derniers pensaient à tort « surfer sur le net ».
Pierre Schweitzer est consultant en communication et nouvelles technologies, passionné par les médias, Internet et le numérique. Titulaire d’un Master 2 en Sciences Economiques ainsi que d’un Magistère en Journalisme et Communication de l’Université d’Aix-Marseille, il assure un cours d’économie des univers numériques et un cours d’économie des médias dans cette même université. Il intervient régulièrement auprès de l’ICES, de l’école de journalisme et communication IEJ-ECS à Marseille, et du journal en ligne Contrepoints. Co-auteur d’un manuel de droit et économie du numérique chez Studyrama (2015).