Big Society contre Big Government – 1/ Les fondements
Texte d’opinion de Patrick Coquart publié le 20 mai 2015 sur 24hGold.
David Cameron a développé le concept de Big Society lors de sa campagne électorale de 2010 et l’a ensuite mis en application une fois arrivé au pouvoir. L’Institut de l’Entreprise a publié l’année dernière une étude[[Eudoxe Denis, avec Laetitia Strauch, Royaume-Uni, l’autre modèle ? La ‘Big Society’ de David Cameron et ses enseignements pour la France, Institut de l’Entreprise, mars 2014.]] documentée sur le sujet. Tentons donc de comprendre de quoi il s’agit.
Le concept de Big Society a été inventé pour prendre le contrepied de l’héritage travailliste « qui ne voyait le salut du service public que dans une dépense publique toujours croissante ». L’idée est alors de « transformer radicalement le fonctionnement de la sphère publique en prenant appui sur le potentiel que constitue la société civile, tout en réduisant la dépendance des individus à l’État ». Bref, il s’agit de se rappeler que la « société-providence » existait avant l’État du même nom.
Margaret Thatcher aurait dit que « la société n’existe pas, seuls existent les individus ». David Cameron corrige en quelque sorte le propos en affirmant que « la société existe bel et bien ; ce n’est juste pas la même chose que l’État ». C’est même « sa confusion avec l’État qui a affaibli la société civile ». La Big Society est donc un remède au big government.
Arrêtons-nous un instant sur l’arrière-fond intellectuel du concept de Big Society. Car l’idée est née dans les think tanks proche des conservateurs, principalement le Centre for Social Justice de Ian Duncan Smith, ancien patron du Parti Conservateur, Policy Exchange auquel a appartenu le parlementaire Jesse Norman, et ResPublica fondé par Phillip Blond.
Phillip Blond et Jesse Norman s’en prennent tous deux « aux dysfonctionnements du marché et à une certaine conception du capitalisme », mais ils se différencient par leur rapport au libéralisme.
Blond, théoricien d’un « conservatisme rouge » (Red Toryism), entend apporter un « remède aux échecs du libéralisme ». Il s’inspire des « penseurs conservateurs du XIXème siècle, radicalement critiques de la modernité industrielle et capitaliste, et se réfère explicitement à la tradition du conservatisme social d’un Disraeli – le One nation Toryism ». Blond, dans son ouvrage « Red Tory », paru en 2010, fait le constat que les « libéraux se sont montrés incapables de tenir la double promesse d’un capitalisme populaire et de la prospérité pour tous, tandis que les travaillistes, malgré une augmentation considérable des dépenses publiques […] n’ont pas réussi à sortir les catégories les plus défavorisées de la pauvreté. En réalité, malgré leur opposition de façade, libéraux et progressistes partagent un fond commun : le libéralisme économique des premiers s’est allié au libéralisme social des seconds pour détruire les structures intermédiaires de la société, laissant les individus désemparés et atomisés face à l’État ».
Pour Phillip Blond, il est urgent de sortir du « néo-étatisme des travaillistes mais aussi du « néo-libéralisme » en reconnaissant « l’inscription première des individus dans une communauté – famille, quartier, église, association, etc. – l’addition de ces différentes communautés constituant la société civile ».
Les services publics apportent des « solutions uniformes et standardisées » alors que les « attentes se sont individualisées ». C’est pour cela qu’ils ne fonctionnent plus selon Bond, la sphère publique étant incapable de « susciter l’innovation ‘d’en haut’ ». Pour répondre à ce « besoin de personnalisation », il faut donc des services de proximité à l’écoute des citoyens, fournis par des entreprises ou par associations, des coopératives ou des mutuelles.
Indiquons enfin que Phillip Blond « propose de refonder le conservatisme sur trois piliers : un ‘État civique’, qui se mette au service de la société civile, et cesse de privilégier l’individu au détriment des structures intermédiaires ; un ‘marché moralisé’, qui remette les vertus de réciprocité et de confiance au cœur des échanges économiques ; une « société associative’, enfin, au travers de la reconnaissance du caractère naturellement sociable des individus et du fait qu’il existe des formes de solidarité qui échappent à l’emprise de la sphère publique ».
L’autre théoricien de la Big Society est Jesse Norman. Au contraire de Blond, Norman veut réconcilier le conservatisme tory avec un « libéralisme à visage humain ». Pour cela, il puise son inspiration chez Oakeschott. Ce dernier distinguait deux types de sociétés : « la ‘société entreprise’ (universitas) et la ‘société civile’ (societas). La société-entreprise est toute entière organisée en fonction d’un but collectif – quelle que soit la nature de ce but, religieux, politique, économique – auquel ses membres doivent contribuer. Au contraire, la ‘société civile’ définit certains cadres et certaines procédures pour régler la vie en commun de ses membres, sans définir de fins collectives fixées une fois pour toutes ». Norman s’appuie donc sur cette distinction pour « fonder une société réellement pluraliste et libre, non dominée par l’autorité centrale de l’État ».
Dans la vision de la Big Society élaborée par Jesse Norman « ne subsiste nullement l’idée d’un retour à un hypothétique ordre moral perdu. Il s’agit au contraire de permettre l’épanouissement d’une pluralité de groupes et d’associations inévitablement divers et aux valeurs irrémédiablement plurielles ».
Le « libéralisme » de Norman est « fondé sur l’importance des institutions intermédiaires de toutes sortes ». C’est un véritable pluralisme qui doit s’appliquer à l’État et au marché. Norman s’oppose ainsi au souverainisme thatchérien et au moralisme d’État, mais aussi à l’uniformisation qu’entraîne le crony capitalism.
Comme le rappellent les auteurs de l’étude, « les idées de Phillip Blond ont largement inspiré le discours phare prononcé par David Cameron en 2009 dans le cadre de la Hugo Young Lecture ». C’est, en effet, à cette occasion que Cameron utilisait pour la première fois l’expression Big Society. Mais son alliance avec les Libéraux-Démocrates l’oblige à mettre de l’eau dans son vin. C’est donc la version Jesse Norman de la Big Society qui a fini par prévaloir au sein du Parti Conservateur.
Une version dans laquelle la critique économique est atténuée, et dans laquelle la part belle est faite aux thèmes plus consensuels de décentralisation, subsidiarité, communauté et empowerment.
Dans un prochain article, nous nous attacherons à la mise en œuvre de la Big Society par le gouvernement Cameron.
Patrick Coquart est associé dans un cabinet de conseil en management.