Medicaid, une bombe à retardement pour l’économie américaine? (seconde partie)
Texte d’opinion de Erwan Queinnec publié en exclusivité sur le site de l’Institut économique Molinari.
Medicaid finance (entre autres) la prise en charge de la dépendance des personnes âgées « pauvres », quel qu’en soit le mode institutionnel. Il existe évidemment un certain nombre de conditions pour bénéficier de l’assistance publique (en premier lieu, une certification médicale). Mais ce qui est plus préoccupant, c’est que le modèle de prise en charge de Medicaid obéit à une logique susceptible de modifier les comportements économiques individuels avec des conséquences potentiellement insoutenables, à terme, pour l’économie américaine.
S’appauvrir volontairement pour avoir droit à Medicaid ?
L’accès des personnes âgées à Medicaid dépend d’abord d’un critère de revenu. Celui-ci varie selon la législation de l’État de résidence ainsi que le statut matrimonial (ou médical) de la personne allocataire. La règle la plus commune veut que les personnes gagnant jusqu’à 300% du Supplemental Security Income (SSI) – sorte de revenu minimum américain – soient éligibles à Medicaid. Cela représente 2 130 USD par mois et par personne en 2013[[Voir http://www.nolo.com/legal-encyclopedia/when-will-medicaid-pay-nursing-home-assisted-living.html]]. Ce critère de revenu est applicable à une personne seule. Il ne préjuge donc pas des revenus d’un éventuel conjoint, quand bien même ceux-ci seraient élevés.
Une fois reconnue comme ayant-droit, la personne bénéficiaire doit normalement consacrer son revenu au financement de sa prise en charge, l’assurance publique n’acquittant que le solde. En effet, Medicaid est une prestation de nature « assistancielle » et non « assurantielle ». En théorie, elle est donc une solution de dernier recours pour les personnes nécessiteuses. En pratique, per diem (allocation minimale journalière), frais médicaux, maintien du niveau de vie de l’époux permettent de divertir une part non négligeable du revenu du financement de la prise en charge.
Le patrimoine des personnes éligibles est évalué selon la même logique. Il doit donc être faible c’est-à-dire ne pas dépasser 2 000 USD par personne (ou 3 000 USD pour un couple marié) dans la plupart des États américains (certains d’entre eux appliquant des seuils légèrement plus élevés). Une personne âgée ne peut donc bénéficier de la prise en charge publique qu’après avoir liquidé ses actifs (« spend-down ») jusqu’au seuil appliqué par son État de résidence. Cet appauvrissement peut avoir lieu pendant la prise en charge ou avant que celle-ci ne débute.
Tous les actifs, cependant, ne sont pas pris en compte. La résidence principale est notamment exonérée jusqu’à un certain seuil de valeur hypothécaire – de 543 000 à 814 000 USD selon les États – et à condition que l’ayant-droit soit en état d’y retourner. Ce principe d’exonération vaut jusqu’au décès de la personne ayant bénéficié du financement public. Medicaid est en effet, légataire des actifs exemptés du financement de la prise en charge. Cela concerne notamment la résidence principale mais aussi toutes sortes d’avoirs que l’ayant-droit aura placés dans un trust remplissant certaines conditions. Il existe là aussi de nombreuses parades à la préemption par l’administration des biens d’une personne défunte, l’époux survivant et les enfants ayant sous certaines conditions, des privilèges à faire valoir. Par ailleurs et sans insister sur cet aspect réglementaire, le mariage est un refuge légal permettant à un couple dont l’un des membres est ayant-droit de préserver une bonne part du patrimoine conjugal.
Le plus simple, pourtant, est encore de se dépouiller pour avoir droit à Medicaid. Il est ainsi possible d’utiliser une épargne liquide excédentaire pour rembourser un emprunt, faire des travaux dans sa maison, acquitter des frais médicaux mais aussi partir en croisière, de manière à atteindre le seuil d’éligibilité requis par la législation. Il ne s’agit pas, en revanche, d’aliéner son patrimoine – de le donner ou de le brader – au bénéfice d’un héritier putatif ou de toute autre personne. L’administration dispose en effet d’un droit de regard quant aux opérations patrimoniales réalisées dans les cinq années précédant l’éligibilité à Medicaid. Toute opération assimilable à un don durant cette période rétrospective est sanctionnée d’une pénalité (sous forme de différé de prise en charge).
Dès lors, Medicaid incite-t-il à substituer de l’assistance publique à de la richesse privée ? Cela est affaire de calcul… Il semble en effet que les Américains ne badinent pas avec l’estimation de leur risque de prise en charge. Ils auraient même tendance à le surévaluer[[D. H. Taylor, J. Osterman, S. W. Acuff, T. Ostbye, « Do Seniors Understand their Risk of Moving to a Nursing Home ? », Health Services Research, 40(3), 2005, p. 811-828.]]. Il ne serait dès lors pas surprenant que, l’âge de 65 ans atteint, une bonne part de leur comportement économique tienne compte de cette échéance, aussi redoutable soit-elle.
Or, aux États-Unis, la prise en charge d’une personne âgée est très coûteuse. Ainsi, en 2014, le coût annuel national médian d’un hébergement en maison de retraite s’élève à 77 380 USD pour une chambre double (87 600 pour une chambre privée)[[Genworth 2014 Cost of Care Survey (https://www.genworth.com/dam/Americas/US/PDFs/Consumer/corporate/130568_032514_CostofCare_FINAL_nonsecure.pdf). Le coût médian est particulièrement élevé dans les États urbanisés de l’est (plus de 155.000 USD par an pour une chambre double dans le Connecticut) ainsi qu’en Alaska.]]. Une personne âgée anticipant de séjourner deux années en maison de retraite – une durée plutôt inférieure aux estimations moyennes fournies par la littérature – devrait donc s’attendre à débourser quelques 150 000 USD. C’est loin d’être une somme négligeable ; de fait – et sans doute du fait même de l’existence d’un filet de sécurité public – l’assurance privée du risque dépendance est très peu développée aux États-Unis (elle représente environ 5% des dépenses de prise en charge dans les maisons de retraite).
Il en résulte qu’à moins de posséder un patrimoine considérable – permettant d’assumer sans difficulté majeure le coût d’une prise en charge – nombre d’Américains âgés, y compris ceux issus des classes moyennes, ont un intérêt économique à s’appauvrir pour avoir accès à Medicaid. Cet effet désincitatif sur l’épargne américaine est pris très au sérieux par certains économistes qui recommandent dès lors d’élever le seuil d’éligibilité à Medicaid (donc d’augmenter le montant des actifs que les ayant-droits auront le droit de conserver)[[D. C. Grabowski, J. Gruber, « Moral Hazard in Nursing Home Use », Journal of Health Economics, 26, 2007, p. 560-577.]] ! Quoi qu’il en soit, il est saisissant de constater que les incitations induites par Medicaid correspondent à nombre de caractéristiques typiques de l’économie américaine : épargne faible et endettement élevé, spéculation immobilière et inégalités patrimoniales. À tout le moins, Medicaid semble participer d’une tendance lourde dont on peut tenter de cerner les contours.
Medicaid, symbole du social-consumérisme américain ?
Il est largement documenté que le taux d’épargne des ménages américains connaît une décrue tendancielle depuis le début des années 1980, malgré un sursaut post crise de 2008 (il s’établit actuellement à quelques 4% du revenu disponible). Les raisons de cette décrue sont nombreuses et demeurent d’ailleurs conjecturales. Dans l’ensemble, le taux d’épargne US est corrélé au cycle économique : faible en période d’expansion, plus élevé en période de récession (le taux d’épargne US a ainsi connu un pic spectaculaire en 2012)[[Voir https://research.stlouisfed.org/fred2/series/PSAVERT]].
À en croire certains auteurs, parmi les raisons structurelles expliquant la baisse tendancielle du taux d’épargne US, figurerait l’augmentation des coûts médicaux[[Voir http://www.econ.ucla.edu/mazzocco/doc/SavingRate.pdf]]. Il s’agit effectivement d’une piste à explorer d’autant qu’elle appelle un examen des incitations induites par l’assurance publique Medicare (et éventuellement, une remise en cause de l’idée selon laquelle la hausse des prix des biens de consommation aurait été maîtrisée durant les trois dernières décennies de « grande modération »). À ma connaissance, curieusement, Medicaid n’est que rarement convoqué au chevet de l’arbitrage épargne-consommation réalisé par nombre de ménages US, notamment ceux appartenant aux classes moyennes. La perspective (lointaine) d’une prise en charge de sa dépendance par l’assistance publique ne saurait naturellement tout expliquer mais elle pourrait significativement impacter le comportement économique des personnes âgées. La volonté de léguer un patrimoine à ses héritiers fait en effet partie des motivations fondamentales de l’épargne individuelle. Or, Medicaid grève ce projet de lourdes hypothèques.
En sus de favoriser la conversion d’une épargne financière en dépenses de consommation – ce qui booste la croissance à court terme mais vulnérabilise l’économie US à plus long terme – Medicaid favorise l’acquisition d’une résidence principale. Il est ainsi rationnel, pour un ménage âgé appartenant aux classes moyennes, de posséder un logement confortable tout en consacrant son épargne au remboursement des crédits induits par cet investissement. En effet, les seuils de valeur hypothécaire (equity) exonérant la résidence principale des actifs à liquider pour avoir droit à Medicaid sont plutôt élevés[[Du moins depuis la crise financière. La valeur médiane d’une maison américaine est estimée à quelques 220 000 USD en 2015, soit très au dessous des 543 000 USD constituant le seuil minimal d’exonération de la résidence principale par Medicaid (voir http://www.bloomberg.com/news/articles/2015-06-11/surging-u-s-property-prices-boost-americans-home-equity).]]. Il est ainsi troublant de constater que Medicaid apporte sa pierre à l’édifice du modèle de croissance américain, fondé sur l’immobilier et la consommation.
Medicaid peut enfin constituer un facteur aggravant – ou apparent – d’inégalités patrimoniales. Considérons en effet deux personnes âgées dont l’admission en maison de retraite est imminente et dont la durée de prise en charge sera de trois ans (à raison d’un coût de 100 000 USD par an). L’une est riche. Elle possède un million de dollars d’actifs financiers. L’autre l’est moins (100 000 dollars de patrimoine financier). La première assume le coût de sa prise en charge sur ses deniers personnels. La seconde liquide rapidement (et rationnellement) ses actifs pour bénéficier de Medicaid. L’inégalité patrimoniale entre les deux personnes est donc aggravée par l’incitation à l’appauvrissement induite par l’assistance publique : l’écart entre les deux personnes passe en effet de 900 000 à 1 000 000 USD. Si l’on mesure cette inégalité patrimoniale au terme de la durée de prise en charge, deux cas de figure se présentent, selon la méthodologie d’investigation retenue. Si l’on ne tient pas compte de la prestation publique, l’écart patrimonial entre les deux personnes sera de 700 000 (un million – 300 000 USD de coût de prise en charge pour le « riche » et zéro pour le « pauvre »). Si l’on en tient compte, l’écart n’est plus que de 400 000 (700 000 pour le « riche » et 300 000 de prise en charge publique pour le « pauvre »).
Une mesure des inégalités sociales qui ne tient compte ni de l’aspect perturbateur de l’assurance publique ni des prestations dont bénéficient les personnes « pauvres » donne donc une image biaisée de la réalité qu’elle prétend décrire (allusion au travail récent, très commenté, de Thomas Piketty[[T. Piketty, Le Capital au XXIème siècle, Seuil, 2013.]]). Il fait en effet peu de doute que Medicaid est à la fois un inducteur d’inégalités envisagées sous l’angle de la théorie des incitations, les ménages modestes ayant un intérêt économique tangible à se délester de leur richesse, et un réducteur d’inégalités envisagées sous l’angle de la statique économique. Faire comme si l’État-providence n’avait pas constitué une évolution majeure du capitalisme américain, ces 100 dernières années, constitue donc une erreur conceptuelle de premier ordre.
Bien sûr, tous les Américains âgés ne détermineront pas leur stratégie patrimoniale en fonction des critères d’éligibilité à Medicaid. D’abord parce que toute personne n’est pas un homo economicus. Ensuite parce qu’il est difficile de planifier une admission en structure de prise en charge et surtout, une durée de séjour à long terme. Enfin parce que certaines personnes – même modestes – peuvent répugner à dépendre de l’assistance publique, soit pour des raisons symboliques, soit parce que la qualité des prestations servies aux résidents Medicaid dans les maisons de retraite a souvent mauvaise presse (sans d’ailleurs que les études académiques confirment clairement la « discrimination par la qualité » dont les résidents Medicaid seraient victimes), soit encore à cause de la complexité administrative que cela implique. La famille demeure, pour nombre d’Américains, la ressource financière (et de « bien-être ») la plus sûre. Cependant, la ressource en question suppose précisément une épargne – donc une richesse – importante. À cet égard, la prodigalité dont les ménages américains ont fait montre ces dernières décennies n’incite pas à l’optimisme prospectif.
Conclusion
L’analyse de la rationalité économique induite par Medicaid – arbitrage favorable à la consommation contre l’épargne, investissement immobilier, inégalités patrimoniales – s’articule remarquablement aux caractéristiques les plus saillantes du modèle de croissance américain. À ce titre, il serait intéressant de disposer d’une étude relative au comportement économique des Américains très âgés appartenant aux classes moyennes, ceux qu’impacte au premier chef l’imminence d’une prise en charge onéreuse. Comme on l’a précisé, il existe en effet un certain nombre de contre feux incitatifs dont l’impact ne saurait être négligé.
La réflexion prospective milite toutefois en faveur de l’aggravation des distorsions analysées dans cet article. Par exemple, le vieillissement de la population augmentera l’incidence de la maladie d’Alzheimer. Or, le diagnostic de cette pathologie rend plus commode la planification de sa prise en charge (et donc, les stratégies d’anticipation économique qu’elle induit).
Par ailleurs, la loi fédérale a, ces dernières décennies, soumis les maisons de retraite US à des standards de qualité de plus en plus contraignants. Les études sur la question montrent que, globalement, leur niveau de salubrité s’améliore progressivement même si pareil diagnostic comporte une grande part de conjecture. C’est là, cependant, un paradoxe saisissant : il est vraisemblable que la répulsion – ou la suspicion – qu’inspire à nombre d’Américains le recours à l’assistance publique constitue un garde-fou contre les « distorsions » identifiées dans cet article. Si l’image de Medicaid était revalorisée et le recours à l’assistance publique subséquemment normalisé, ce garde-fou s’éroderait.
John Maynard Keynes a en son temps pointé le « sophisme de composition » selon lui inhérent au fonctionnement d’une économie de marché en temps de crise. Lorsque les temps sont durs, explique Keynes, les gens épargnent. Il s’agit d’une stratégie parfaitement rationnelle d’un point de vue individuel. À l’échelle de l’économie nationale, cependant, de tels comportements réduisent la dépense globale et privent donc les entreprises de chiffre d’affaire, ce qui amplifie la crise économique. Ainsi, une décision rationnelle d’un point de vue individuel serait destructrice sur le plan social.
Medicaid est un bon exemple de sophisme de composition appliqué à l’interventionnisme public. En apparence, cette prestation publique ne manque pas de pertinence. Il est plutôt judicieux de penser l’assistance publique comme reliquat de la dépense privée. Il est légitime de tenter d’augmenter le niveau de qualité servi par les maisons de retraite. Il est rationnel, enfin, de favoriser des modes de prise en charge à la fois moins coûteux et plus confortables pour le résident (résidences communautaires, aide à domicile). Tout ceci, pourtant, favorise une forme d’aléa moral se traduisant par l’éviction de la dépense privée par la dépense publique et de l’épargne par la consommation.
Ce trade-off n’est à terme soutenable que tant que les créanciers chinois, japonais ou arabes continueront d’acquérir des obligations d’État libellées en dollars. Il n’est pas certain que ces créanciers étrangers acceptent indéfiniment d’investir leur épargne dans le financement à fonds perdus de la dépendance ou du « bien-être » des Américains pauvres (ou volontairement appauvris). Mais c’est une autre histoire.
Erwan Queinnec est diplômé de l’IEP Paris. Il est enseignant-chercheur en économie-gestion