Téléphones intelligents Android : y a-t-il atteinte à la concurrence?
Texte d’opinion publié le 12 juin 2016 dans le Huffington Post Québec.
L’Union européenne et l’autorité américaine de la concurrence ont récemment annoncé qu’ils s’intéressaient à Google et son système d’exploitation pour téléphone intelligent Android. Ils reprochent à Google d’avoir abusé de sa position dominante pour malmener la concurrence. Ces annonces sont surprenantes vu le dynamisme de la concurrence sur le marché des téléphones cellulaires.
Ce que les autorités de la concurrence européenne et américaine reprochent à Google, c’est de profiter de sa position dominante sur le marché des téléphones intelligents pour imposer certaines de ses propres applications, comme la barre de recherche Google. Effectivement, Android représente 74,5 % des parts de marchés en Europe et 58,9 % aux États-Unis.
Les autorités craignent que cette préférence pour ses propres applications nuise à la concurrence des autres applications qui offrent le même genre de services. En d’autres mots, les applications Google seraient préinstallées sur les téléphones Android pour se donner un avantage par rapport à ses concurrents, plutôt que parce que c’est pratique pour l’usager, qui n’a alors pas besoin de télécharger lui-même de navigateur ou d’application pour recevoir ses courriels, pouvant ainsi utiliser son téléphone dès qu’il l’a en main.
Une publication de l’Institut économique Molinari explique pourquoi l’Union européenne et la Federal Trade Commission se trompent.
Tout d’abord, Google est assez transparent dans sa façon de faire avec les fabricants de téléphones. En plus d’offrir le système d’exploitation gratuitement, l’entreprise américaine leur offre plusieurs possibilités. La seule obligation des constructeurs est de s’engager à ce que leurs téléphones soient compatibles avec les autres téléphones Android.
S’ils sont d’accord avec cette condition, ils ont ensuite le choix de s’engager, ou pas, à ne pas créer de «sous-version» d’Android. S’ils acceptent, ils peuvent en échange faire la promotion de leur téléphone avec le logo Android, et s’afficher ouvertement «compatible Android».
Si les fabricants de téléphones sont d’accord avec les deux premières conditions, ils ont une troisième option qui se présente à eux. C’est de préinstaller sur leurs appareils les applications Google, dont Gmail, Google Maps, YouTube, etc. C’est uniquement sur ce point que les autorités de la concurrence européennes et américaines ont un problème: sur le fait que certains téléphones arrivent sur le marché avec ces applications déjà installées.
C’est donc dire que les fabricants comme Samsung ou Motorola peuvent déjà proposer des téléphones Android sans les applications Google. Et plusieurs le font déjà.
Pour n’en nommer que quelques-uns, Huawei et Vega en Russie vendent des Android sans applications Google, mais avec les applications de leur principal concurrent russe, qui s’appelle Yandex. Le fabricant finlandais Bittium vend certains modèles sans applications Google. En Chine, c’est 70 % des appareils Android qui sont vendus sans applications Google préinstallées.
D’autres fabricants vont encore plus loin. En plus de ne pas préinstaller les applications Google, ils refusent aussi la deuxième option de Google. Ils créent une sous-version d’Android, qu’ils n’ont par conséquent plus le droit d’appeler Android. C’est par exemple le cas du fabricant de téléphones et tablettes Archos en France, qui nomme sa version d’Android le «GraniteOS». L’entreprise américaine Amazon fait la même chose et nomme sa sous-version «Fire OS».
Rien ne force donc les constructeurs de téléphones intelligents à préinstaller les applications Google. Elles le font probablement parce que leurs utilisateurs les apprécient et veulent avoir ces applications.
En plus d’avoir tort sur un plan strictement technique, ce genre d’enquête, et les poursuites qui vont peut-être suivre, relève d’une incompréhension des processus de la concurrence. Par définition, la concurrence est imprévisible et surprenante. Elle arrive là où on ne l’attend pas.
Souvenons-nous du grand procès de Microsoft, qui avait été condamné pour avoir abusé de sa position dominante en vendant son système d’opération Windows avec son navigateur et son lecteur de musique et vidéos préinstallés. On lui reprochait la même chose que ce qu’on reproche en ce moment à Google, c’est-à-dire que cela empêcherait la concurrence des autres navigateurs et autres lecteurs de médias.
Pourtant, c’est sans l’aide de l’Union européenne que plusieurs nouveaux joueurs sont devenus populaires, qu’il s’agisse de Firefox, Chrome, ou iTunes. Aujourd’hui, le navigateur de Microsoft compte pour moins de la moitié des parts de marchés.
C’est la même histoire qui se répète sans cesse. On voit une grande entreprise et, parce qu’on manque de recul et d’imagination, on s’imagine qu’elle dominera toujours le marché. Avant Microsoft c’était IBM. Et longtemps avant IBM, dans le roman d’anticipation d’Aldous Huxley, c’était Ford. Pourtant, ces très grandes entreprises ont toutes fini tôt ou tard par perdre des parts de marché au profit d’autres entreprises. Il semble raisonnable de croire qu’Android va continuer à jouir d’une place importante sur le marché des téléphones intelligents, mais rien n’est gravé dans le marbre.
Cette poursuite fait donc fausse route autant d’un point de vue purement technique que du point de vue de l’analyse économique. Il est intéressant de noter que cette nouvelle est arrivée une semaine à peine après que le Bureau de la concurrence du Canada ait abandonné son enquête sur Google à propos de sa position dominante sur le marché de la publicité sur Internet. L’Union européenne et la Federal Trade Commission américaine devraient s’inspirer du Canada dans ce dossier.
Mathieu Bédard est économiste à l’Institut économique de Montréal. Il signe ce texte à titre personnel.