Réglementer internet ? ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas
Texte d’opinion publié le 20 octobre 2016 dans La Tribune.
La place centrale occupée par internet dans nos vies et dans l’économie pousse les institutions à développer la réglementation, avec le risque de brider la dynamique de l’innovation. Par Diego Zuluaga, chercheur à l’Institut économique Molinari (France), Institute of Economic Affairs (Royaume-Uni) et Epicenter (Bruxelles).
Chaque période de transformation économique dans l’histoire moderne a été soutenue par des améliorations spectaculaires en matière de communication. La seconde partie du XIXe siècle, qui a vu le doublement du revenu par habitant en Europe occidentale et en Amérique du Nord, a été marquée par la propagation des chemins de fer et l’invention du télégraphe. Lorsqu’un câble télégraphique était posé à travers l’océan Atlantique, cela raccourcissait le temps qu’il fallait pour communiquer des informations entre l’Ancien et le Nouveau monde de dix jours à quelques heures et, peu de temps après, à quelques minutes.
Deux facteurs économiques négligés
L’importance de la communication s’explique par deux facteurs économiques qui sont parfois négligés par les économistes : l’information imparfaite et les coûts de transaction. Afin de prendre des bonnes décisions de travail, d’investissement et de consommation, les gens ont besoin d’informations suffisantes sur les options disponibles et sur les coûts et les bénéfices relatifs de ces options. Si les coûts d’obtention de l’information ou de la mise en relation avec d’autres personnes sont trop élevés, bien moins de transactions auront lieu. Il y a donc une valeur immense dans ces innovations qui parviennent à réduire les coûts de transaction. Et lorsque des solutions efficaces sont développées, les perspectives de développement économique s’améliorent considérablement. C’est tout aussi vrai pour l’Internet du XXIe siècle que cela l’était pour les trains du XIXe siècle.
Les possibilités ouvertes par la diffusion de l’Internet sont innombrables et touchent désormais chacun des aspects de nos vies. Les gens mènent à présent une grande partie de leur vie sociale en ligne. Le Web offre un éventail de choix culturels et de divertissements – des informations, de la musique, des vidéos, des films – que même la librairie d’Alexandrie n’aurait pu égaler en son temps. Les individus peuvent acheter et louer des biens et des services en ligne avec une confiance et une transparence similaire à celle qu’ils retrouvent dans leur magasin local préféré. L’économie du partage sur Internet aide également les gens à faire un meilleur usage de leurs actifs, augmentant ainsi leurs revenus et réduisant le gaspillage.
Cette nouvelle ère de la communication est appréhendée avec méfiance en Europe et surtout, comme l’expliquait un rapport détaillé du Conseil national du numérique en 2014, elle envisage pour remédier à ses défauts potentiels une réglementation étendue de l’économie numérique, en mettant un accent particulier sur les grandes plateformes comme Google et Amazon. Le rapport soutenait ainsi que ces acteurs sont dans une position d’affecter la concurrence et d’empêcher que les individus et les entreprises puissent être actifs sur Internet, en raison des larges parts qu’ils détiennent sur le marché du numérique. La Commission européenne, dans les deux affaires qu’elle mène actuellement contre Google relativement à son moteur de recherche et à son logiciel mobile Android, a exprimé des préoccupations similaires.
Objectifs hétéroclites sur les plateformes
Il est normal que les décideurs politiques étudient les plateformes en ligne, car il s’agit d’un phénomène relativement récent sur lequel repose de nombreuses innovations sur Internet. Pour faire court, les plateformes réunissent des types différents d’utilisateurs avec des objectifs hétéroclites, de sorte que les transactions sont facilitées pour chaque partie de l’échange. Hors ligne, les journaux sont une plateforme : ils réunissent des annonceurs et des lecteurs d’informations. En ligne, Google opère également comme une plateforme : le service connecte les annonceurs et les internautes qui naviguent à la recherche de contenu.
Toutefois, ceux qui défendent la réglementation ont échoué à répondre à des questions fondamentales. D’abord, est-il vrai que les plateformes empêchent certains utilisateurs de prendre effectivement part à l’échange ? La croissance massive des sites web, des blogs et des moteurs de recherche spécialisés répondant à la variété des besoins des consommateurs, suggère plutôt le contraire. Les partisans de la réglementation soutiennent que Google « manipule » son classement et n’est donc pas neutre lorsqu’il affiche les résultats de son moteur de recherche. Mais une telle « neutralité de la recherche » est impossible. En effet, la concurrence féroce que se mènent Google et les autres moteurs de recherche comme Yahoo! et Baidu vient précisément de ce qu’il réponde de manière différente aux demandes des clients.
Les risques de limiter les possibilités de changement
En second lieu, comment la réglementation peut-elle améliorer l’environnement concurrentiel ? Les propositions de renforcer la « neutralité » sur les grandes plateformes vont conduire à une plus grande standardisation, et non à une plus grande variété en ligne. De même, les efforts de la Commission européenne visant à changer la manière dont Android interagit avec les fabricants de téléphone mobile et les développeurs d’applications peuvent bien conduire Google à poursuivre un modèle fermé où il fabriquerait les téléphones, contrôlerait les applications et développerait le logiciel tout à la fois. C’est le modèle défendu par Apple, et il est plus profitable mais il a limité les parts de marché d’Apple dans le logiciel mobile.
Bien que l’innovation réduise les coûts de transaction, la réglementation tend à les accroître en imposant certains comportements et en limitant les possibilités de changement. Cela ne signifie pas que la réglementation est toujours et partout indésirable. Cela veut plutôt dire que la réglementation ne doit être entreprise que dans les cas où il est raisonnablement assuré que l’intervention améliorera la situation existante. Ce n’est tout simplement pas le cas pour Internet aujourd’hui.
Diego Zuluaga est chercheur associé à l’Institut économique Molinari.