Subprime, bulles et école autrichienne
Texte d’opinion publié dans l’édition de février 2017 du Journal des arts et métiers.
À l’inverse de Keynes, les économistes de l’école d’économie autrichienne voient dans les manipulations monétaires la cause des cycles économiques. Loin d’être inhérents à nos systèmes dits capitalistes, ils sont la conséquence d’un trop grand laxisme dans la création de monnaie. Selon eux, un excès de monnaie – créé en multipliant les crédits offerts – va financer des projets d’investissement qui ne pourront pas tous être terminés, faute de ressources réelles. Au fur et à mesure que les acteurs vont s’en rendre compte, ils vont dans un premier temps chercher par tous les moyens des ressources pour finir leurs projets. Faute de les trouver, ils devront mettre la clé sous la porte. Ils se verront donc dans l’incapacité de rembourser les emprunts qui leur ont permis de se lancer dans ces aventures, menaçant ainsi la solvabilité des banques qui leur ont fait ces prêts. La faillite d’un entrepreneur n’est pas un drame majeur pour la collectivité dans son ensemble. Elle peut être gérée assez facilement, en accompagnant l’entrepreneur concerné, ses salariés et ses créanciers.
En revanche, le problème est dû au fait qu’il arrive qu’un très grand nombre d’entrepreneurs fassent faillite au même moment. Il n’est plus question de la faillite d’un seul entrepreneur, mais d’un grand nombre d’entre eux qui font ensemble des «malinvestissements». L’ampleur des erreurs ainsi commises rend impossible un atterrissage en douceur. Le problème vient de ce que la création monétaire, qui s’exprime à travers une politique généreuse de crédit, suscite de véritable «cycles d’erreurs». Elle trompe de nombreux acteurs, leur permettant de se lancer dans des projets qui se révéleront impossibles à terminer. Donc générateurs de pertes.
Car ces nouveaux crédits émis de façon excessive trouveront acquéreur à des taux d’intérêt artificiellement bas. Or les taux d’intérêt sont une référence pour évaluer la profitabilité d’un projet. Lorsqu’on les manipule, on brouille la vision de l’entrepreneur et sa capacité à anticiper correctement ses profits et ses pertes potentiels. Le calcul économique, dont nous avons vu qu’il était nécessaire à un développement rationnel et durable, s’en trouve faussé. Sur un marché libre, les taux d’intérêt résultent de la préférence temporelle des individus pour le présent. Vous comme moi préférons bénéficier immédiatement des services d’un bien plutôt que de devoir en profiter plus tard. Il est ainsi préférable d’avoir 100 francs aujourd’hui plutôt que demain. Pour se séparer de l’usage de ces 100 francs aujourd’hui, il faut espérer en avoir non pas 100 demain mais, par exemple, 105. Dans un tel cas, le taux d’intérêt est de 5%. Ce taux reflète la préférence pour le présent. Plus ce taux est élevé, plus la préférence pour le présent est forte, et plus il est faible, plus la préférence pour le présent est réduite.
Les taux d’intérêt sont donc normalement des prix supposés refléter la quantité d’épargne que les individus sont prêts à mettre à la disposition d’investisseurs, leur permettant ainsi de mener à bien leurs projets. Quand on manipule à la baisse ces taux, on laisse penser qu’il existe un stock d’épargne plus important et surtout que la volonté de consommer est moindre que ce qu’elle n’est en réalité. Ce point est fondamental pour comprendre que tous les projets lancés sur la base de taux d’intérêt faussés ne pourront pas être menés à bien.
En effet, la pression à la baisse des taux d’intérêt va inciter des entrepreneurs à se lancer dans des projets de durée de plus en plus longue, puisque les taux en vigueur indiquent – du moins sur le papier – qu’il est maintenant rentable de les lancer. Or, des projets de plus longue durée, c’est-à-dire plus capitalistiques, nécessitent une immobilisation plus longue de nombreuses ressources, dont il va falloir s’assurer la disponibilité pendant tout le processus de production.
Or c’est justement là que les choses s’enveniment. En effet, puisque la préférence pour le présent des individus n’a pas changé, aucune ressource réelle n’a été libérée des processus de production visant la consommation immédiate où la demande reste inchangée. Par conséquent, pour obtenir les ressources en travail, matières premières, etc., indispensables à la réalisation de ces projets plus capitalistiques, il va devenir nécessaire d’enchérir sur le prix des biens en question, ce qui alimente des bulles sur les marchés concernés. Ce faisant, la marge de profitabilité des projets va diminuer par rapport aux projets qui satisfont plus rapidement les besoins des consommateurs.
Ce renchérissement du prix des matières premières va aussi susciter des besoins de liquidités supplémentaires auprès des banques. Si celles-ci sentent leur solvabilité menacée, elles peuvent décider de ne plus octroyer de nouveaux crédits provoquant ainsi la faillite des entrepreneurs en question. C’est d’autant plus probable que le renchérissement des prix peut être à l’origine de tensions à la hausse du niveau général des prix. Ce qui à son tour incite les banques centrales à remonter leurs taux directeurs, rendant le refinancement des banques commerciales plus difficile. C’est alors que la bulle éclate avec fracas et entraîne l’arrêt de nombre de projets, la faillite en cascade d’entreprises et l’augmentation du taux de chômage. Ces phénomènes sont la preuve que de nombreux «malinvestissements» ont été produits. Ils montrent aussi que des ajustements au sein de la structure de production sont nécessaires.
La spécificité de l’école d’économie autrichienne est ainsi de montrer les effets de la création monétaire sur la structure de production, à savoir qu’elle est augmentée de façon artificielle et insoutenable et doit être diminuée pour se réadapter aux préférences des consommateurs. La crise des subprimes me semble être le parfait exemple du cycle économique. Plus encore, on ne peut vraiment pas accuser cette crise d’être le symbole d’un capitalisme débridé, quand on analyse les faits d’un peu plus près. Car que constate-t-on? Qu’elle est le pur produit de l’interventionnisme, et ce (1) dans le domaine monétaire, avec une politique monétaire accommodante de la part de la Fed, la monnaie rappelons-le restant un bien public; (2) dans le domaine bancaire, le Community Reinvestment Act visant à favoriser les crédits auprès des minorités défavorisées; et enfin (3) dans le domaine foncier, l’explosion des prix s’étant concentrée là où, dès les années 1970, les politiques dites de «développement intelligent» ont limité l’usage du foncier. Le tout s’est accompagné d’un marché immobilier «distordu» où des entités que je qualifierais de faussement privées comme Fannie Mae et Freddie Mac ont permis et facilité l’accumulation de crédits de qualité de plus en plus faible.
Dans un tel contexte, ceux qui ont accusé les fameuses déréglementations bancaires – qui ont effectivement permis aux quelques 9000 banques américaines de se développer sur l’ensemble du territoire plutôt que de rester confinées à des activités dans leur État de création – ne voient que la toute petite partie émergée de l’iceberg. Bien loin de la vision, trop souvent répandue, d’un marché américain qui aurait souffert d’une déréglementation à outrance, l’histoire montre au contraire que les subprimes sont une coproduction des pouvoirs publics et d’acteurs privés chargés d’exécuter leurs souhaits.
Cécile Philippe est directrice générale de l’Institut économique Molinari.