Ce que l’histoire de nos peurs nous enseigne
Texte d’opinion publié le 29 mars 2017 dans La Tribune.
Je suis devenue une adepte des Ted Talks, ces vidéos d’une quinzaine de minutes qui portent sur des sujets variés, divertissants et toujours intéressants. Il y en pour tous les goûts. J’en regarde très régulièrement et souvent je me force à en choisir un qui porte sur un sujet qui ne m’intéresse pas a priori. C’est ma façon de lutter contre mon biais de confirmation. Et à vrai dire, je suis rarement déçue. Encore récemment, j’ai découvert le sujet des textos que certains accusent de provoquer la chute ou le déclin de l’alphabétisation.
Outre le fait que l’auteur, le linguiste John McWorther, parvient à convaincre du contraire, je découvre avec intérêt que le fléau qu’il décrit – s’inquiéter de la perte de la capacité d’écrire des jeunes – est très ancien. Et l’économiste que je suis de me dire que ce n’est pas une réaction spécifique à la linguistique, l’actualité regorgeant d’exemples de craintes, de l’environnement au débat sur la destruction d’emplois par les machines. Ceci n’est pas pour dire qu’il faut cesser de s’inquiéter – il semblerait que le cerveau humain en soit bien incapable – mais qu’avant de paniquer, voire de légiférer, cela vaut la peine de s’interroger sur les meilleures façons de répondre à des peurs qui pourraient se révéler n’être … que des peurs.
Parler avec les doigts
Ainsi, dans le Ted Talk de McWorther, on découvre que le texto n’est d’abord pas véritablement une manière d’écrire mais davantage une façon de parler avec les doigts, maintenant que nous avons des portables qui permettent d’écrire comme on parle. On apprend aussi que le texto – comme tout bon langage – est déjà en train d’évoluer. En témoigne par exemple l’évolution du sens MDR (Mort de Rire) vers quelque chose qui relève de l’empathie que l’on porte à son interlocuteur, ou encore l’utilisation du terme « slash » pour informer qu’on change de sujet.
On découvre ensuite que cette crainte concernant le niveau d’alphabétisation est très ancienne. L’auteur de remonter à 1956 et de citer ce professeur d’anglais dans une petite université : « Nombreux sont ceux qui ne connaissent pas leur alphabet ou leurs tables de multiplication, n’écrivent pas correctement, et semblent haïr tout exercice mental … souvent ils ne savent pas lire intelligemment et détestent cette activité. » De fil en aiguille, il cite ensuite un instituteur du Connecticut en 1917, le président d’Harvard en 1871, ou encore un directeur d’école en 1841. Il termine par une plainte datant de 63 après JC de ce qu’on ne parle plus correctement le latin avec l’apparition de ce qui allait devenir le français.
« Nous sommes un poids pour le monde »
Ces craintes, on les retrouve aussi dans de multiples sujets d’actualité, comme par exemple l’environnement. Comme je l’écrivais dans un livre sur ce sujet en 2007, les craintes liées au développement économique ont de tout temps été mises en avant aussi bien par des intellectuels que par des militants. En l’an 200, le théologien et moraliste chrétien Tertullien écrivait déjà : « Nous sommes un poids pour le monde, les ressources suffisent à peine à combler nos besoins, lesquels exigent de grands efforts de notre part, sans compter les plaintes qui viennent de partout, alors que la nature ne parvient déjà plus à nous nourrir. »
1600 ans plus tard, l’économiste britannique, Malthus prédisait dans son ouvrage Essai sur le principe de population que la population augmente dans des proportions beaucoup plus importantes que ne peuvent croître les ressources dont cette population se nourrit. Il en concluait que l’on ne pourrait éviter des catastrophes démographiques, à moins d’empêcher la population de croître. Celle-ci a pourtant continué d’augmenter, sans que cela remette pour autant en question les idées malthusiennes (que Malthus lui-même a rejeté au final) encore fort répandues de nos jours.
Les craintes de la « fin du travail »
En dehors de l’environnement, la robotisation de nos économies suscite à son tour beaucoup de craintes liées à une éventuelle « fin du travail ». J’avoue moi-même y céder certains jours. Je n’ai pas encore acquis de convictions fortes à ce sujet. Mais je trouve utile de me rappeler que ce n’est pas non plus un débat nouveau. Dans une étude qui cherche à se montrer plutôt optimiste sur la question, le McKinsey Global institute consacre plusieurs pages passionnantes à ce que l’histoire peut nous enseigner concernant les conséquences des changements technologiques sur le travail, l’emploi, et la productivité.
La peur de voir les innovations technologiques remplacer les travailleurs remonte à plusieurs siècles, avec notamment le mouvement bien connu des Luddites. Il s’agissait de membres de la profession du textile, particulièrement menacée par la mécanisation au XIXe siècle. En mars 1811, ils se révoltent et détruisent 60 métiers à tisser à Nottingham (Royaume-Uni). En 1858, c’est Karl Marx qui prédit le remplacement du travail humain par des machines avec tous les risques que cela représente. En 1930, John Maynard Keynes créée le terme de « chômage technologique » pour décrire la situation où les machines détruisent davantage d’emplois qu’il n’est possible d’en créer de nouveaux. Un phénomène semble néanmoins se répéter, à savoir que le déploiement de nouvelles technologies a conduit à de nouvelles formes de travail qu’il était impossible de prédire initialement.
Evidemment, tout pourrait être différent cette fois et il est nécessaire de rester vigilant face à des phénomènes complexes comme l’évolution du langage, de l’environnement ou du travail. Pour autant, il semblerait quand même bien que l’espèce humaine a une tendance – pas toujours justifiée – à s’inquiéter de son avenir. Or, la peur peut être mauvaise conseillère, voire même nuire à la santé selon les tenants de la psychologie positive. Alors, avant de céder à la nouvelle peur du jour, sachons la tenir à distance et prendre le recul nécessaire.
Cécile Philippe est directrice générale de l’Institut économique Molinari.