Les trottoirs, une illustration de nos difficultés à penser la déréglementation
Texte d’opinion publié le 18 janvier 2018 dans La Tribune.
La décision du gouvernement d’autoriser la publicité sur les trottoirs dans trois villes n’a pas eu l’effet escompté. Elle pose surtout la question de la gestion de l’espace public qui devrait revenir d’abord à ceux qui y évoluent tous les jours.
Au détour d’une revue de presse, je découvre – au moment où elle se termine prématurément – une expérimentation visant à déployer des publicités sur les trottoirs. Le sujet n’aurait peut-être pas retenu mon attention si, par ailleurs, je n’étais pas au même moment plongée dans des réflexions concernant l’« attention ». En effet, cette aptitude est devenue l’objet de toutes les convoitises, signe d’évolutions profondes au sein de nos sociétés.
De quelle expérimentation s’agit-il ? Le 22 décembre dernier, le Premier ministre signe un décret visant à déroger « à certaines règles du code de la route et du code de l’environnement pour permettre l’expérimentation de marquages sur les trottoirs à des fins publicitaires » dans trois grandes villes françaises. Trois semaines plus tard, ce même gouvernement suspend la démarche dans deux de ces villes car son décret « n’a pas été précédé d’une concertation suffisante avec les agglomérations concernées » (Nantes et Bordeaux). L’expérience se poursuit à Lyon, où une consultation serait en cours entre les services de la métropole et les communes.
Attirer notre attention
L’idée de déployer de la publicité sur les trottoirs m’interpelle. Comme toute publicité, cette démarche vise à attirer notre attention. En soi, cela ne constitue rien de nouveau. Par contre, pris dans le contexte actuel du déploiement accéléré des technologies de l’information et de la communication, l’extension de la publicité aux trottoirs franchit un pas supplémentaire vers ce que le philosophe Matthew B. Crawford appelle « l’économie de l’attention » (The World Beyond Your Head, Farrar, Straus and Giroux, 2015). Il s’agit d’aller encore plus loin, dans une société où tout le monde s’arrache notre attention à coup de publicités, de vidéos, de likes ou de de tags.
Or, notre attention n’a sans doute jamais été autant sollicitée qu’aujourd’hui. Notre environnement est saturé de nouvelles stimulations ayant particulièrement dégradé la capacité de concentration de la génération dite Internet (née entre 1995 et 2012). Au premier rang de ces facteurs d’inattention figure le smartphone dans les mains d’au moins 75% de la population mondiale, selon une étude de Goldman Sachs (2015). Pour Jean A. Twenge (2017) « lâcher son portable est crucial pour pouvoir étudier ou travailler. Le cerveau humain ne peut pas réaliser plusieurs taches cognitives en même temps : nous ne pouvons nous concentrer que sur l’une d’elles à la fois. » Mais les problèmes d’attention ne se limitent pas aux smartphones. Des chercheurs ont installé sur les ordinateurs d’un groupe d’étudiants un programme réalisant une capture d’écran toutes les 5 secondes. Ils ont mis en évidence que ces étudiants changeaient de tâche toutes les 90 secondes et que plus de 75% des fenêtres ouvertes sur leurs ordinateurs ne le restaient pas plus d’une minute.
Le constat est identique pour Crawford qui rappelle qu’au cours de notre éducation et pour que celle-ci nous aide à développer notre individualité, nous devons consommer beaucoup de silence. C’est un ingrédient indispensable à la réflexion individuelle. Il faut développer la discipline de le créer chez soi en évitant les sollicitations génératrices de distractions.
Un raisonnement qui vaut dans l’espace privé mais aussi dans l’espace public. Notre attention y est fortement sollicitée par nombre de stimuli qui méritent déjà notre attention : nos propres pensées, les personnes que nous croisons, les paysages, les voitures qui circulent et peuvent constituer un danger. C’est aussi dans ce contexte, que la question d’ajouter une autre sollicitation sous la forme de publicité, se pose.
La gestion d’un commun
La publicité sur les trottoirs pose la question très intéressante de la gestion d’un commun, celui d’un espace public que nous partageons tous ensemble. On voit bien qu’elle présente un intérêt pour des entreprises ou des commerçants. Mais il faut aussi se demander si elle ne va pas à l’encontre de l’intérêt du flâneur, du promeneur, du citoyen qui finance ces espaces. Ce qui est tentant pour les uns peut être vu d’un mauvais œil par les autres, surtout si l’espace public est mis à profit par des causes ou d’intérêts particuliers sans aucun dédommagement. D’où l’importance d’une réflexion et d’un processus décisionnel qui n’exclut pas la plupart des parties prenantes.
Au-delà de ces considérations, il est à craindre que la façon dont est malmené ce processus soit exemplaire de la difficulté de remettre en cause l’empilement réglementaire français. Parce que la publicité sur les trottoirs est interdite au niveau national par le Code de la route et le Code de l’environnement, il a fallu passer par un appel à projet puis par un décret pris au niveau national pour autoriser trois villes à y déroger. Pourquoi avoir choisi ces trois villes dont deux d’entre elles ont immédiatement indiqué leur refus d’expérimenter la chose ? N’eut-il pas été plus judicieux d’autoriser toutes les villes, communes, métropoles à reprendre en main le destin de leurs trottoirs, après concertation avec les différentes parties prenantes : riverains, commerçants, artisans, exploitants de sites culturels, annonceurs, etc. ?
Dans un pays qui pratique la réglementation top-down, la tentation naturelle est de concevoir la déréglementation de manière tout aussi descendante. Le risque est qu’in fine cette approche restrictive ne produise pas les effets attendus, en raison d’une mauvaise sélection des sujets et des expérimentateurs. Sous cet angle, l’enjeu n’est pas de décider au compte-goutte des marges de manœuvre qu’on peut consentir aux parties prenantes, mais de les laisser faire, conformément à une vraie logique de subsidiarité.
Cécile Philippe est directrice générale de l’Institut économique Molinari.