Pourquoi Molinari
Introduction à l’oeuvre de Molinari
De taille moyenne, avec une abondante chevelure, myope mais toutefois capable de lire sans lunettes, portant moustache et impériale, souffrant seulement d’une légère difficulté d’audition, Gustave de Molinari resta très longtemps physiquement et intellectuellement vigoureux, au point de susciter l’admiration de tous ceux qui le voyaient.
Frappé d’hémiplégie, il retint toutefois sa lucidité d’esprit et lorsque la fin arriva, il méditait encore et toujours sur ces grandes questions qui avaient emplies sa vie ainsi que sur leurs relations avec les événements contemporains. C’est ainsi qu’Yves Guyot, collègue et proche ami de Molinari, décrivit les derniers jours de celui qui avait été le plus radical des économistes engagés de l’École française. Le nom de Gustave de Molinari allait par la suite tomber dans les oubliettes de l’histoire, avant d’être redécouvert durant la seconde moitié du XXe siècle par les libertariens américains, qui virent en lui un véritable précurseur.
Molinari n’était pas Français de naissance, mais Belge, fils du baron de Molinari, un ancien officier supérieur de l’armée napoléonienne qui s’était établit à Liège en tant que médecin. Entre sa naissance, le 3 mars 1819, et le moment où il quitta la Belgique pour s’installer à Paris, en 1840, peu de choses sont sues sur son enfance et son éducation.
Comme beaucoup de jeunes gens attirés par une carrière de lettres, Molinari s’installe à Paris – le centre culturel des pays de langues françaises à l’époque. Comme il espérait s’établir comme journaliste, particulièrement dans le nouveau domaine de la « propagande économique », Molinari devint rapidement un proche de la Société d’Économie Politique. Cette société, crée en 1842 sur le modèle de la Society of Political Economy de Londres, comptait parmi ses membres quelques-uns des économistes les plus actifs.
Comme Michel Chevalier, Molinari pris un intérêt tout particulier à l’essor des chemins de fer et aux effets de celui-ci sur l’industrialisation en Europe. Son premier essai, publié en 1843 dans le journal La Nation puis reproduit dans La Gazette de France portait sur ce sujet. En 1846, on retrouve Gustave de Molinari dans le costume de secrétaire adjoint de l’Association pour la liberté des échanges fondée à Paris sous l’impulsion de Frédéric Bastiat. C’est la seconde du genre en France après celle de Bordeaux, elle aussi impulsée par l’infatigable Bastiat. Dans la foulée, Molinari devient également l’un des rédacteurs du journal de l’association, Le Libre-échange.
La carrière de journaliste économique du jeune belge, celle dont il avait rêvé au fond, prend alors son envol. De plus en plus actif à défendre ses idées libre-échangistes dans la presse parisienne, Molinari publie dans Le Courrier français, La Revue Nouvelle, La patrie et bientôt dans le célèbre Journal des Économistes. C’est également durant cette période qu’il publie ses premiers livres Études économiques: sur l’organisation de la liberté industrielle et l’abolition de l’esclavage en 1846, puis Histoire du tarif: I. Les fers et les huiles II. Les céréales en 1847. En 1848, il est engagé pour annoté le volume II du Mélange d’économie politique, avec Eugène Daine. Bref, Molinari démarre à cette époque une abondante production littéraire, avec un rythme intense qu’il soutiendra pratiquement jusqu’à la fin de sa vie.
Durant la révolution de 1848, on le retrouve parmi les activistes libéraux qui tentent de contrer la propagande des socialistes comme celle des « conservateurs du status quo ». Le Club de la liberté du travail, dont il est l’un des initiateurs, avait précisément ce but. Mais la liberté d’association n’étant aucunement garantie par le gouvernement provisoire, le club fut « envahi et dissout par une bande de communistes et les membres, qui ne voulaient pas faire usage de la force, furent dispersés par la foule ». Un autre échec cuisant fut celui du journal Jacques Bonhomme, publié par Molinari et Charles Coquelin ; journal dont la cible marketing était les masses populaires. Les « cinq amis de la liberté » comme on les appelait – Bastiat, Coquelin, Fonteyraud, Garnier et Molinari – se retrouvèrent dans un climat intellectuel pour le moins inhospitalier. L’Association pour la liberté des échanges fut dissoute en avril/mai 1848, au motif que « l’association désespérait finalement de se faire entendre au milieu du tumulte politique ». De plus, les événements de la révolution avaient dispersé les principaux membres, qui rencontraient d’énormes difficultés simplement pour se réunir.
Malgré l’élection de Bastiat à la Constituante puis à la Législative, la révolution de 1848 fut un sérieux revers pour la cause libre-échangiste. Suite aux critiques du gouvernement provisoire par Léon Faucher dans La Revue des deux mondes, Jérôme Blanqui et Léon Wolowski dans Le Conservatoire, et bien sûr Michel Chevalier dans Les Débats, et à l’occasion des cours qu’il donnait au Collège de France, le gouvernement supprima cinq chaires d’Économie – dont celle de Chevalier – et réorganisa le Collège de France pour supprimer toute source de critique. La manœuvre fut contrée par une délégation envoyée à Lamartine par la Société d’Économie Politique et comprenant Léon Faucher, De Tracy, publié en octobre de la même année dans le Journal des Économistes et intitulé « De la production de sécurité », article qui engendra un débat fort animé à la Société d’Économie Politique – Molinari ne fut suivi par personne à l’époque.
Après le coup d’État de décembre 1851, Molinari quitta la France et s’installa en Belgique avec l’aide de son ami Charles de Brouckère, le maire de Bruxelles. En effet, « le régime dictatorial offensait les opinions libérales de M. De Molinari », comme le rapportera Yves Guyot. Son activité ne faiblit pas. Il publia un petit volume sur la révolution intitulé Les révolutions et le despotisme envisagés du point de vue des intérêts matériels, dans lequel il étendit son dédain de la révolution de 1848 à celle de 1789, en insistant sur l’accroissement terrible du pouvoir étatique qui s’en était suivi. Molinari fut nommé professeur d’économie politique au Musée Royal de l’industrie belge à Bruxelles et à l’Institut supérieur de commerce d’Anvers. C’est a cette époque qu’il se consacra à la rédaction de son traité d’économie théorique, le Cours d’économie politique. L’objectif de Gustave de Molinari était de combler une lacune qu’il entrevoyait dans la science économique de son temps: l’absence d’une démonstration suffisamment claire et précise de la manière dont le marché établit un ordre par l’opération de lois naturelles connues, et corrélativement de la manière dont toute interférence avec cet ordre crée l’anarchie qui préoccupe tellement les socialistes.
Il continua régulièrement à adresser des articles au Journal des Économistes à Paris, fidèle à sa stratégie de diffusion des idées libérales par le journalisme. Pour la même raison, il fonda le journal L’Économiste belge en 1855. Son radicalisme et celui de cette publication est absolu. Molinari refusa même une nomination dans la branche belge de la Société d’Économie Politique, par crainte que son nom ne fasse fuir les éléments plus modérés. Son intérêt pour les associations dans les milieux ouvriers l’amenèrent également à fonder en 1857, avec son frère Eugène, le journal Les Bourses du travail, projet qui échoua au bout de quelques mois. Il publia également de nouveaux ouvrages à cette époque: un ouvrage sur le libre-échange et le protectionnisme intitulé Le commerce des grains: dialogues entre un émeutier, un économiste et un prohibitionniste et un ouvrage biographique sur l’Abbé de Saint-Pierre et son projet de paix perpétuelle. C’est également à cette époque, qu’il forma un intérêt tout particulier pour les questions éducatives, dénonçant l’enseignement public comme une application du principe communiste. Ses réflexions aboutirent à un ouvrage sur la question avec Frédéric Passy, ouvrage compilant les débats que les deux hommes avaient tenus sur le sujets dans les colonnes du Journal des Économistes et de L’Économiste belge.
En 1860, Molinari regagna Paris, pour des raisons qui demeurent obscures. Il collabora au Journal des Débats, dont il sera éditeur de 1871 à 1876. Il était présent durant le siège de Paris en 1870. Ses réflexions sur le sujet et sur la Commune donneront naissance à deux nouveaux ouvrages, Les Clubs rouges pendant le siège de Paris et Le Mouvement socialiste et les réunions publiques avant la révolution du 4 septembre 1870. Molinari y défend la liberté d’expression. Il y récuse l’accusation formulée contre les Clubs socialistes d’avoir fomenté la Commune, en insistant au passage sur leur rôle positif quant au moral de la population pendant le siège. Au contraire, c’est la suppression de la liberté d’expression et des Clubs par la force qui a amené la révolution rouge. Molinari insiste sur l’idée de la liberté d’expression comme nécessité pour le progrès des sciences. Certes, laisser les idées socialistes être diffusées et agiter les esprits est un mal, une menace qui pèse sur la liberté mais c’est « un mal nécessaire » dont on ne peut se priver que pour un mal bien plus grand. Le monopole est fatal à la science comme il l’est à l’industrie. L’agitation socialiste, pour néfaste qu’elle soit à force de faire l’éloge d’idées liberticides avait contribué à sortir les libéraux de leur torpeur entre 1848 et 1851. Molinari considérait que l’agitation devait être sans entrave aucune pour qu’on puisse espérer un jour voir les Français apprendre l’économie politique.
De même dans ces ouvrages, il critique Napoléon III pour sa politique à l’encontre des associations ouvrières, politique de répression injuste qui a privé les travailleurs d’outils leur permettant d’améliorer leur condition et amené injustement la critique à se porter sur le capitalisme plutôt que sur les privilèges protectionnistes. Molinari considérait en effet que ces régulations avaient figé les rapports de travail dans une situation inéquitable pour les travailleurs et qu’elles avaient encouragé à « fomenter une guerre civile entre le capital et le travail dans chaque atelier ».
Entre 1878 et 1883, il publie sous forme de séries dans le Journal des Économistes « L’Évolution économique du XIXe siècle: théorie du progrès » et « L’Évolution politique et la révolution ». Comme Marx, Molinari développe une théorie systématique pour expliquer l’émergence à la fois de la société industrielle d’un côté et de l’État moderne de l’autre, à partir des sociétés primitives et en passant pas les sociétés féodales. Son fil d’Ariane est l’idée d’une amélioration graduelle de la capacité des gens au self-government, c’est-à-dire à s’occuper paisiblement et librement de leurs propres affaires sans tutelle paternaliste – le « tutelage » de l’État étant appelé à disparaître à terme. Il retourne dès lors à son idée de production privée de sécurité; l’évolution naturelle des sociétés humaines tendrait à faire progressivement disparaître cet archaïsme qu’est le monopole de gouvernement.
À la mort de Joseph Garnier, en 1881, Molinari devint éditeur en chef du Journal des Économistes, le principal organe du marché libre dans les pays francophones. Il occupa ce poste jusqu’en 1909. Il réunit autour de lui un groupe de collaborateurs qu’il anima avec son zèle et son enthousiasme habituels. Malgré son âge avancé, son activité fut encore très intense, entre un grand nombre d’articles et de nouveaux ouvrages. Trois sujets allaient l’occuper particulièrement à cette époque. Tout d’abord, il reprit ses réflexions sur les Bourses du travail, sujet qui lui tenait à coeur depuis les années 1850. Il se concentra également sur les rapports entre économie et morale, en particulier dans son ouvrage La Morale économique. Enfin, en 1887, son schéma de « Ligue des neutres » fut publié par le London Times. Il s’agissait d’un plan de rapprochement des petites nations européennes neutres afin de décourager les grandes puissances belliqueuses de s’engager dans des entreprises conquérantes, plan utopique de l’aveu même de son auteur.
À partir de 1893, Molinari fut gagné par un certain pessimisme à partir du constat suivant: il avait certainement largement sous-estimé la capacité des consommateurs, industriels et travailleurs qui ne cherchaient pas de privilèges économiques à identifier l’intervention gouvernementale comme étant l’ennemie du progrès. Le libre marché était même on ne peut plus impopulaire et la tendance à l’étatisation toujours plus accentuée. C’est dans ce contexte que Molinari va se replier sur une conception classique de l’État-gendarme, comme pis aller. Toutefois, il retrouvera les accents de son radicalisme de jeunesse dans son dernier ouvrage, Ultima Verba écrit en 1911.
Molinari pris sa retraite en 1909 à l’âge de 90 ans, après avoir exercé 28 ans les fonctions d’éditeur du Journal des Économistes. Yves Guyot, son successeur, l’appréciait pour « l’élégance de son style, la force et la délicatesse de l’expression, la justesse des termes » et voyait en lui « l’un des maîtres de la langue française ». Un ami proche de la famille, A. Raffalovich, révéla à Guyot après la mort de Molinari l’intense mais discrète activité de charité à laquelle ce dernier s’était livré sa vie durant. Gustave de Molinari s’éteignait à Adinkerque le 28 janvier 1912.
Bibliographie
– Guyot, Yves, « Gustave de Molinari », Journal des Économistes, février 1912.
– Hart, David, « Gustave de Molinari and the anti-state liberal tradition, part I », Journal of Libertarian Studies, Vol. V n°3 été 1981
– Molinari Gustave (de), « De la production de sécurité », Journal des Économistes, février 1849.
– Les révolutions et le despotisme, envisagés du point de vue des intérêts matériels, Méline, Cans & cie, Bruxelles 1852.
– « Notice sur la vie et les écrits de Charles Coquelin », Journal des Économistes, vol. 33, 1852.
– Cours d’économie politique. 2 vol., Lacroix, Verboeckhoven & Cie, Bruxelles, 1855.
– « La situation économique en Belgique », Journal des Économistes, ser. 8, 1856.
– L’abbé de Saint-Pierre, sa vie et ses oeuvres, Guillaumin & Cie, Paris 1857.
– Napoléon III, publiciste, analyse et appréciation de ses oeuvres, Lacroix, Van Meenen & Cie, Bruxelles, 1861.
– Les Clubs rouges pendant le siège de Paris, Garnier frères, Paris, 1971.
– Le mouvement socialiste et les réunions publiques avant la révolution du 4 septembre 1870, suivi de La pacification des rapports du capital et du travail, Garnier frères, Paris, 1872.
– L’évolution économique au XIXe siècle: théorie du progrès, Reinwald, Paris, 1880.
– L’évolution politique et la révolution, Reinwald, Paris, 1884.
– Conversations sur le commerce des grains et la protection de l’agriculture, Guillaumin & Cie, Paris, 1886.
– La morale économique, Guillaumin & Cie, Paris 1888.
– Ultima Verba: mon dernier ouvrage, Giard et Briève, Paris, 1911.
– Molinari Gustave (de), Passy Frédéric, De l’enseignement obligatoire, Guillaumin & Cie, Paris, 1859.