La taxe Gafa est démagogique et une aberration économique
Entretien publié le 13 mars 2019 dans La Tribune.
ENTRETIEN EXCLUSIF. L’Institut économique Molinari révèle que les Gafa – Google, Apple, Facebook, Amazon – sont en réalité imposés à hauteur de 24% de leurs bénéfices au titre de l’impôt sur les sociétés, soit autant que les entreprises européennes. Pour l’économiste Nicolas Marques, le projet français présenté ce mercredi à l’Assemblée nationale part d’un constat erroné et apporte une solution qui sera inefficace, contre-productive et pénalisera au final les consommateurs et les acteurs français.
LA TRIBUNE – Bruno Le Maire justifie la future taxe Gafa, présentée ce mercredi à l’Assemblée nationale, par le fait qu’ils ne seraient taxés qu’à hauteur de 9% de leurs bénéfices, contre 23% en moyenne pour les entreprises européennes. La France estime aussi qu’il n’est pas normal que les géants du Net ne soient pas imposés sur les bénéfices dans les pays dans lesquels ils les réalisent. Pourquoi contestez-vous ce raisonnement ?
NICOLAS MARQUES – Le postulat qu’il faut une taxe Gafa pour corriger une injustice fiscale ne résiste pas à l’analyse des faits. D’après les déclarations officielles, les Gafa supporteraient 14 points de fiscalité en moins que les entreprises françaises et européennes. Il y a là une première incohérence, car le taux de fiscalité moyen des entreprises françaises s’élève à 35%, tandis qu’il se situe autour de 20% pour les entreprises européennes. L’écart ne peut donc pas être le même. Surtout, les Gafa ne paient pas 9% mais 24% de leurs bénéfices mondiaux au titre de l’impôt sur les sociétés.
Cette moyenne est stable : c’est la même sur les cinq et sur les dix dernières années. Loin d’être anormalement bas, le niveau de fiscalité des Gafa en Europe est même légèrement supérieur à la fiscalité moyenne constatée dans l’OCDE. Nous avons comparé le taux d’imposition des Gafa en Europe avec celui des 50 principales entreprises européennes. Verdict : l’Euro Stoxx 50 a été imposé à hauteur de 23% sur cinq ans, et les Gafa à hauteur de 24%. Sur dix ans, le taux est de 26% pour l’Euro Stoxx 50 et de 24% pour les Gafa. Autrement dit, les Gafa paient autant d’impôts que les autres.
Dans ce cas, d’où viennent les 9% brandis par le ministre de l’Economie et des Finances ?
L’affirmation que les Gafa sont imposés à hauteur de 9% en Europe vient de la Commission européenne. Celle-ci se fonde sur une étude de PwC et du laboratoire de recherche allemand en fiscalité ZEW, qui établissait des modèles théoriques sur la fiscalité des entreprises, c’est-à-dire un travail de simulation. Sur la base des législations en vigueur, PwC et ZEW ont calculé que les entreprises digitales qui font beaucoup de Recherche et Développement (R&D) bénéficient d’une fiscalité très clémente de 12% en France et de 9% en Europe, contre 22% aux Etats-Unis. Mais ce n’est pas le cas des Gafa car ils réalisent l’essentiel de leur R&D hors de l’Europe. Ces dispositions sont avant tout susceptibles d’aider les entreprises pharmaceutiques et biotechs à financer plus de recherche. De plus, les auteurs de l’étude ne cessent de clamer qu’il ne faut pas utiliser leurs travaux pour en déduire que les Gafa paient moins d’impôts que les entreprises traditionnelles.
Tout ceci est très surprenant : le gouvernement français ne semble avoir mené aucune analyse économique préalable sur la fiscalité des Gafa, affirme que son projet résoudra une injustice fiscale qui n’existe pas, et propose une solution dont la pertinence n’a été éprouvée par aucune étude d’impact.
Tout vous paraît donc erroné dans le postulat de Bruno Le Maire ?
Non, il existe bien 14 points de différence entre la fiscalité des entreprises françaises et la moyenne de l’OCDE. Mais le gouvernement se trompe de problème et donc de solution. Quand Bruno Le Maire dit qu’il n’est pas normal que la boulangerie du coin soit plus imposée que les Gafa, c’est faux puisque nous démontrons, chiffres à l’appui, que les Gafa paient autant d’impôts en Europe que les entreprises européennes. Le problème ne vient donc pas de la fiscalité des Gafa mais de celle de la boulangerie du coin : les PME et les TPE françaises sont trop imposées, davantage que quasiment partout ailleurs dans le monde. Il est prévu de baisser le taux de l’impôt sur les sociétés de 33% à 25% d’ici à la fin du quinquennat, mais on sait déjà que même à 25%, ce taux sera parmi les plus élevés au monde. Taxer les Gafa sur leur chiffre d’affaires relève davantage d’un enjeu politique franco-français que d’une nécessité mondiale.
Pourtant, la fiscalité des entreprises du numérique, pour trouver comment taxer la valeur produite par les géants du Net dans une économie de plus en plus dématérialisée, est un sujet majeur qui mobilise plus de 190 pays dans le cadre de l’OCDE…
Bien sûr, mais la réponse du gouvernement français est uniquement politicienne. Jusqu’à présent, l’Etat pouvait récupérer des revenus tirés de l’ensemble de l’activité économique via deux mécanismes. Il pouvait passer soit par l’impôt sur les sociétés, qui était représentatif de la présence physique d’une entreprise, soit par la TVA, qui permettait de taxer la consommation. Mais les Gafa bouleversent cet équilibre car la notion d’établissement physique perd de son sens dans une économie numérique. Il y a moins d’actes d’achat, donc de TVA, quand on parle de services gratuits comme Facebook ou Google, qui créent pourtant énormément de valeur.
C’est un vrai sujet pour le législateur. Mais il faut prendre un peu de recul et de hauteur. Certes, la notion d’établissement fiscal physique fait perdre à la France des revenus tirés de l’activité des Gafa sur son territoire, car ils paient leur impôt en Europe via leur siège social européen, souvent situé en Irlande. Mais il faut aussi se rappeler que la France collecte l’essentiel de l’impôt de ses propres champions mondiaux dans les autres secteurs d’activité. Ces entreprises se numérisent, elles aussi, par ailleurs. L’analyse montre que les géants français paient davantage d’impôts sur les sociétés en France proportionnellement au bénéfice réalisé dans le pays. Exactement comme les Gafa, qui paient davantage d’impôts aux Etats-Unis et en Irlande que partout ailleurs.
Que paient vraiment les Gafa en France ?
Ils paient les impôts de production, les charges sociales, patronales et salariales, et l’impôt sur les sociétés. L’an dernier, Google a payé par exemple 24% au titre des impôts de production et des charges sociales et 30% au titre de l’impôt sur les sociétés. Amazon est à respectivement 21% et 25%. Il n’y a pas réellement de sujet. Oui, l’activité réalisée avec le consommateur français n’est pas entièrement fiscalisée en France. Mais c’est le cas pour toutes les entreprises mondialisées, et la France en profite quand elle collecte l’impôt de ses propres champions qui font du chiffre d’affaires ailleurs. L’idée d’une taxe basée sur le chiffre d’affaires est une aberration économique.
Pourquoi ?
Elle est arbitraire. Le projet français va taxer de la même façon une entreprise qui fait peu de marges -comme Amazon qui a réalisé 2,4% de marges sur les dix dernières années- et une autre qui fait beaucoup de marges -comme Facebook qui a peu de coûts liés à son business publicitaire. Cette taxe est une menace redoutable pour les entreprises qui ont des marges faibles. Si une taxe de 3% était appliquée sur l’activité mondiale des grandes entreprises européennes, 20% d’entre elles verraient leur résultat avant impôt sur les sociétés amputé de 50% ou plus.
En plus de se baser sur un postulat erroné, cette taxe sera donc également inefficace ?
Absolument. La théorie de l’incidence économique va certainement s’appliquer. Cela signifie que les géants du Net seront en capacité de répercuter le coût de la taxe directement ou indirectement sur les consommateurs. Dans le cas d’Amazon par exemple, le coût sera certainement transféré sur les vendeurs tiers, c’est-à-dire les PME et les TPE françaises qui vendent leurs produits sur sa plateforme. Celles-ci sont par ailleurs déjà imposées en France. Pour éviter que la taxe rogne leurs marges, celles-ci vont donc augmenter leur prix. En bout de chaîne, c’est le consommateur qui paiera une taxe créée au nom d’une présupposée justice fiscale, qui n’est en réalité qu’un moyen détourné de faire accepter un nouvel impôt.
L’analyse économique montre aussi que cette mesure introduira des distorsions entre acteurs. Il est à craindre que la taxe française pénalise surtout les champions européens du numérique comme Criteo ou Le Bon Coin. N’ayant pas tous atteint la taille critique, ils risquent d’être moins à même de reporter l’incidence de la taxe sur d’autres acteurs. Cette taxe pourrait aussi freiner la capacité des entreprises traditionnelles à innover et à se transformer elles aussi en plateformes, car c’est l’ensemble de l’économie qui devient digitale. Cela conduirait in fine à renforcer la puissance des géants du Net.
Comment la taxe Gafa pourrait-elle favoriser au final ceux qu’elle est censée contraindre ?
Un des autres travers est le risque de taxer plusieurs fois une même opération, frapper plusieurs fois la même chaîne de valeur, à des stades différents de la production d’un même bien ou service. Plus la chaîne de valeur est complexe, plus le risque est grand que les acteurs y participant soient assujettis à la taxe aux différentes étapes du processus de production. Finalement, le même produit supporte plusieurs couches de fiscalité. Cela introduit des distorsions favorisant les intégrations verticales afin de limiter les frottements fiscaux.
Projetons-nous après l’adoption de la loi. Que se passe-t-il ?
C’est une incroyable usine à gaz. Pour collecter l’impôt, il faudra que les géants du Net créent un système de détection pour fiscaliser le chiffre d’affaires réalisé sur le sol français. Bien sûr, le gouvernement voudra le contrôler. Les coûts engendrés pour appliquer la loi seront donc prohibitifs. Et pour quel bénéfice ? Les recettes attendues par le gouvernement s’élèvent à 400 millions d’euros par an, soit un gain escompté représentant 0,03% des recettes publiques…
Pour les acteurs français, cette taxe sera un plafond de verre. Pour vivre heureux il faudra vivre sous la taxe, comme le disent les fédérations françaises du numérique. De leur côté, les Gafa s’adapteront car ils ont les moyens financiers. Le marché français deviendra juste plus complexe et moins rentable pour eux, mais cela ne remettra absolument pas en cause leur business mondial. Ils pourraient en revanche moins prioriser la France pour leurs investissements, ce qui ferait perdre d’autres rentrées fiscales, notamment des impôts de production et des charges salariales et patronales.
L’OCDE doit aboutir à un compromis mondial pour repenser la fiscalité à l’ère numérique d’ici à 2020. Or, la taxation sur la base du chiffre d’affaires ne fait même pas partie de sa base de travail, révélée en février. Cela signifie que la taxe française ne sera pas appliquée longtemps. Est-elle donc si dangereuse, ou sera-t-elle plutôt un coup d’épée dans l’eau ?
On ne sait pas quand l’OCDE arrivera effectivement à un consensus mondial. De plus, nous vivons dans un monde où l’image compte. En attendant l’OCDE, certains pays pourraient prendre des mesures de rétorsion contre les entreprises françaises et européennes, notamment les Etats-Unis de Donald Trump. Alors que la France voulait imposer sa taxe à l’échelle européenne, elle a été lâchée par l’Allemagne, les pays nordiques et plus récemment l’Espagne, précisément car la taxe est jugée non-pertinente et que les potentielles mesures de rétorsion font peur.
Pour vous, cette taxe Gafa française est donc uniquement politicienne ?
Je le pense. La France ressort l’épouvantail du grand méchant loup sous les traits de la multinationale américaine. Aujourd’hui, les bouc-émissaires pour créer de nouvelles taxes sont les Gafa, dans les années 1980 il s’agissait des groupes pétroliers. Tout ceci contribue à un marketing de la fiscalité. Comme la France s’appuie sur des ressources publiques très importantes, le gouvernement doit trouver le moyen d’imposer une nouvelle taxe présentée comme « juste » mais qui ne repose en réalité sur rien de solide. C’est aussi pour Bruno Le Maire un moyen d’exister politiquement et de présenter un bilan, même si sa taxe sera inefficace et contre-productive et que son objectif initial, c’est-à-dire l’imposer au niveau européen, a été abandonné, ce qui est un revers politique majeur pour lui et pour la France.
Nicolas Marques est directeur de l’Institut économique Molinari.
Propos recueillis par Sylvain Rolland et Robert Jules.