Imitons les actionnaires au lieu de les envier
La question de l’appréciation des dividendes fait l’objet de critiques récurrentes. Outre que ces dernières ne se focalisent que sur une partie de la chaîne de création de valeur qui bénéficie aussi aux salariés et à l’Etat, elles ne s’interrogent pas sur la façon dont une partie plus large de la population pourrait en tirer profit. Texte d’opinion publié le 22 mai 2019 dans La Tribune.
Les actionnaires ont mauvaise presse. Ils sont accusés de s’enrichir indûment sur le dos des entreprises, en s’accaparant une part indue des profits. Cette critique ancienne, mise en avant par les critiques historiques du capitalisme tel Karl Marx, rencontre un sursaut d’intérêt. En dépit des multiples travaux attestant une remarquable stabilité du partage des profits, de plus en plus de nos concitoyens ont l’impression que les disparités se creusent entre salariés et actionnaires.
En 2013, Thomas Piketty publiait son Le capital au XXIe siècle. Une somme censée illustrer l’augmentation inexorable des inégalités, entre ceux qui possèdent le capital et ceux qui vivent du fruit de leur travail. Les premiers étaient accusés de s’enrichir plus vite que les seconds, avec un taux de rémunération du capital plus élevé que la croissance, ce qui creuserait inexorablement le fossé entre ceux vivant de leurs rentes et ceux dépendant des salaires.
Il y a maintenant un an, une ONG, Oxfam lançait un pavé dans la marre, avec une étude titrée « CAC 40, des profits sans partage ». Ce travail, centré sur le seul partage des profits, faisait le tour des médias et des réseaux sociaux. Il accréditait l’idée que les entreprises du CAC 40 français profitent avant tout à leurs actionnaires et délaissent à la fois l’investissement et leurs salariés, à partir d’une analyse centrée sur le partage des profits après impôt sur les sociétés.
Démarche partielle
Cette démarche, partielle, passait sous silence l’essentiel de la rémunération des salariés et les gains des Etats. Dans les faits, le partage de la richesse créée par les entreprises, y compris les plus grosses, est bien plus équilibré que prévu. Selon nos calculs, la contribution fiscale et sociale des entreprises du CAC 40 est évaluée à 373 milliards d’euros au titre de 2018. Les 5,2 millions de salariés français et étrangers étaient les premiers bénéficiaires du développement de ces entreprises, avec 265 milliards d’euros (71 %). Ils devançaient les 72 milliards de gains des Etats français et étrangers (19 %) générés par les différents impôts de production, sur les bénéfices ou sur les dividendes. Les actionnaires arrivaient en troisième position, avec des gains estimés à 36 milliards d’euros nets d’impôts (10 %). Par rapport à 2016, la contribution du CAC 40 progressait de 10 %. Les Etats étaient les premiers gagnants (+14 %) en raison du dynamisme des rentrées d’impôts sur les sociétés (+20 %), suivis des salariés (+ 10 %) et des actionnaires (+ 2 %).
Contrairement aux idées reçues, le partage de la richesse produite par les grandes entreprises ne se déforme pas inexorablement au profit des actionnaires. Si l’on compare les entreprises du CAC 40 entre 2018 et 2008, on constate une progression des dépenses de personnel de +70 %, avec 150 milliards de plus, tandis que les dividendes avant impôt progressaient de 34 %, avec 12 milliards de plus. Une observation qui n’est pas propre aux grands groupes français, comme l’atteste une analyse récente du partage de la valeur ajoutée publiée par 6 syndicats de salariés et d’employeurs.
Hostilité due à la méconnaissance
Une partie de l’hostilité à l’égard des actionnaires s’explique probablement par une méconnaissance de leur nature et de l’usage qu’ils font des dividendes. On parle beaucoup des gros actionnaires, notamment des créateurs d’entreprises et de leurs familles, qui possèdent 10 % du CAC 40. On parle beaucoup moins de la grande masse des personnes qui bénéficient des performances du CAC 40 par l’intermédiaire de leur assureur, de leur mutuelle ou de leur banque. Vous avez de l’assurance-vie, vous êtes actionnaire salarié, vous épargnez pour votre retraite par l’intermédiaire de la Préfon ou d’un PERP, vous êtes fonctionnaire et cotisez à l’Etablissement de retraite additionnelle de la fonction publique… vous figurez parmi les bénéficiaires des dividendes versés par les entreprises cotées. Ces dividendes, loin d’être improductifs vous permettent de bonifier votre épargne ou de compléter vos revenus. Dans certains cas, ils sont réinvestis en votre nom dans d’autres entreprises, dans d’autres cas, ils sont utilisés pour bonifier votre complément retraite…
Que représentent ces détentions ? C’est difficile à dire, hormis dans le cas de l’actionnariat salarié qui représente 3,5 % du CAC 40. Il est aussi certain que la part des salariés pourrait être plus élevée, notamment si l’épargne retraite était plus développée chez nous. C’était d’ailleurs une des propositions de Jean-Jaurès, il y a plus d’un siècle. Pour le cofondateur du Parti socialiste français (1902) et de L’Humanité (1904), la capitalisation peut « bien maniée, par un prolétariat organisé et clairvoyant, servir très substantiellement la classe ouvrière ». En la rendant « à la fois capitaliste et salariée », elle lui permettrait de recevoir « le produit social qui résulte de la mise en œuvre de ce capital par le travail ouvrier ».
Thomas Piketty ne conseille pas cette démarche qui serait, selon lui, serait trop risquée pour les classes populaires. Une approche paradoxale. Prétendre que les capitalistes s’enrichissent inéluctablement, tout en déconseillant à l’essentiel de la population de les imiter relève de l’injonction paradoxale. Il est avéré que l’épargne, bien pratiquée, permet de s’enrichir sur la longue période. Si l’on pense, comme l’économiste des inégalités, que son rendement est nécessairement supérieur à la croissance, inviter les salariés à s’en détourner est un conseil fort coûteux à long terme.
Nicolas Marques est directeur général de l’Institut économique Molinari.