Jaurès dans l’Humanité – Capitalisme et capitalisation
Texte de Jean Jaurès publié dans L’Humanité le lundi 27 décembre 1909.
La première objection faite par quelques militants du syndicalisme à toute capitalisation, à tout système de retraites ouvrières reposant, même en partie, sur la capitalisation, est celle-ci : Les versements ouvriers et patronaux qui iront s’accumulant tous les ans à la Caisse nationale des retraites seront nécessairement placés en valeurs, valeurs d’Etat ou valeurs industrielles ; ces valeurs porteront des intérêts ; ces intérêts, reversés à la Caisse, s’ajouteront au Capital pour porter des intérêts à leur tour. Ainsi la classe ouvrière consacrera, en en bénéficiant, le mécanisme capitaliste. Elle paraîtra reconnaitre la productivité propre du Capital et elle légitimera un odieux système de spoliation. Les intérêts mêmes de ce capital, par quoi seront-ils produits ? Par le travail, qui est la seule force féconde : en sorte que les intérêts accumulés en vue des retraites ouvrières seront pris en définitive, sur le travail ouvrier et que, par le mécanisme de la capitalisation, la classe ouvrière se dépouillera elle-même.
Voilà l’argument ; ou si l’on veut, voilà le scrupule. J’avoue que je ne parviens pas à le comprendre. Car cet argument-là, s’il était valable, s’opposerait, en système capitaliste, à toute revendication ouvrière. Quoi que réclament les ouvriers, on pourra toujours dire qu’ils le prennent sur les valeurs créées par le travail ouvrier, et par conséquent qu’ils se leurrent eux-mêmes. Sous celte objection là, ce n’est pas seulement la capitalisation qui succombe, c’est la répartition. Car de quelque façon que soient constitués, tous les ans, les fonds à répartir, que ce soit par un impôt d’Etat ou par un prélèvement sur le salaire, ou par un prélèvement sur les patrons, on peut toujours dire que le travail ouvrier est à la racine de toutes ces valeurs et que la classe ouvrière s’exploite elle-même en les revendiquant.
Que dis-je ? Toute demande d’augmentation de salaire devient impossible : car en demandant pour la classe ouvrière une plus large part des valeurs créées par elle, on risquerait, à ce compte, de reconnaître la légitimité du système qui livre au Capital, dans une large mesure, le produit du travail ouvrier.
dans la mesure où la classe ouvrière possède un capital fonctionnant à son profit, toutes les valeurs créées par elle lui font retour ; et la capitalisation, fonctionnant au compte et au profit du prolétariat, n’est pas une consécration du capitalisme ; c’est, sous les formes que permet le système capitaliste et par une application imprévue de son mécanisme, un fragment de socialisation
Mais en vérité ce sont des craintes chimériques, jusqu’au jour de l’entière transformation de propriété, c’est dans le milieu capitaliste que la classe ouvrière agit, revendique, combat. Elle ne peut pas livrer bataille dans le vide : ses revendications mêmes s’adaptent nécessairement à la forme sociale d’aujourd’hui. Même le syndicat ouvrier, tel qu’il est maintenant constitué est, en un sens, le produit du capitalisme, car dans la société communiste, ce n’est pas pour la lutte que les travailleurs seront groupés, c’est pour la production. Demander une réforme des impôts, qui allège un peu la charge des prolétaires, ce n’est pas s’incliner devant la souveraineté fiscale de l’Etat bourgeois ou semi-bourgeois. Exiger un relèvement des salaires, ce n’est pas reconnaitre le salariat. Revendiquer, pour les ouvriers, le droit de collaborer à l’établissement des règlements d’ateliers, ce n’est pas accepter la domination patronale. Et de même, si l’on croit qu’il peut y avoir intérêt pour les ouvriers à ce que leurs retraites soient portées à un chiffre plus élevé par le mécanisme de la capitalisation, on peut faire une part à la capitalisation dans le système les retraites sans reconnaître le moins du monde le droit du capital à perpétuer, par la rente, le dividende, le profit et le loyer, son prélèvement sur le travail.
Quand des ouvriers, dans une période de prospérité relative, déposent à la Caisse d’épargne quelques fonds qui portent intérêt, ils ne consacrent point par-là les prétentions du Capital. Quand les coopératives ouvrières, et même communistes, de production et de consommation, ont en banque des réserves productrices d’intérêt, quand les grands syndicats ou les grandes trades-unions qui ont en vue de grèves peut être lointaines des fonds placés et productifs d’intérêts, c’est un acte de sage administration ouvrière : Ce n’est-pas une abdication devant le principe capitaliste ; ce n’est pas un obscurcissement de la conscience prolétarienne et du droit prolétarien.
La loi sur les accidents du travail Belge prévoit que les sociétés qui prennent en charge l’assurance, ou les patrons qui s’assurent eux-mêmes, couvrent les risques possibles par un capital constitué en valeurs. Et naturellement, cela n’est possible que si ces valeurs portent intérêt, comme portent intérêt les valeurs qui, dans toutes les sociétés d’assurances honnêtement organisées sont la garantie des assurés. Est-ce là, de la part des ouvriers, assurés contre les accidents, une adhésion au capitalisme ?
la capitalisation, quand elle fonctionne au profit des ouvrier, est le contraire du capitalisme
Mais ce n’est pas tout : et j’ai dit que la capitalisation, quand elle fonctionne au profit des ouvrier, est le contraire du capitalisme. Le citoyen Merrheim dans la Voix du Peuple, le citoyen Marius André dans le Socialisme, me disent comme l’a fait le citoyen Luquet dans l’Humanité, qu’ils attendent avec curiosité ma démonstration. Elle est vraiment bien simple. Quelle est la caractéristique du capitalisme ? C’est qu’il fait deux parts du produit de l’activité sociale. Il en attribue une sous forme de salaire, aux ouvriers, il attribue l’autre, sous forme de rente, d’intérêt, de profit, de dividende, de loyer, aux capitalistes. Or, quand une partie du capital est possédée par la classe ouvrière, quand cette portion du capital porte intérêt au compte des ouvriers, la classe ouvrière, dans la mesure de ce capital, est à la fois capitaliste et salariée ; elle reçoit tout le produit social qui résulte de la mise en œuvre de ce capital par le travail ouvrier.
Supposons, pour prendre un exemple, que les fonds accumulés dans la Caisse des retraites et grossis par le jeu des intérêts composés s’élèvent, quand ils atteindront leur plein, à dix milliards. Et supposons ces fonds placés ou en rentes sur l’Etat ou en valeurs industrielles. Il y aura, dans l’ensemble du capital national, dix milliards qui, au lieu d’appartenir à des bourgeois, appartiendront à la classe ouvrière, à l’ensemble des prolétaires assurés. Ainsi la productivité sociale correspondant à ces dix milliards de capital, la somme des valeurs annuellement produite par l’application du travail ouvrier à ce capital, au lieu de se décomposer en deux parts, ira tout entière au prolétariat. Et ce qui est vrai au terme de la capitalisation est vrai à chacun de ses moments. Si l’on ajoute, d’ailleurs que, dans les systèmes proposés la bourgeoisie est obligée de verser tous les ans des sommes qui fructifieront au profit des ouvriers, c’est la bourgeoisie qui est obligée de concourir pour une part au rachat d’une partie du Capital au profit des ouvriers.
Qu’on ne dise pas encore une fois que ces valeurs mêmes ont été créées par le travail ouvrier ; car, dans la mesure où la classe ouvrière possède un capital fonctionnant à son profit, toutes les valeurs créées par elle lui font retour ; et la capitalisation, fonctionnant au compte et au profit du prolétariat, n’est pas une consécration du capitalisme ; c’est, sous les formes que permet le système capitaliste et par une application imprévue de son mécanisme, un fragment de socialisation.
En tout cas, il n’y a rien-là qui puisse scandaliser la conscience ouvrière. Ce n’est pas une question d’intégrité socialiste et prolétarienne qui est posée, c’est une question pratique. Il s’agit simplement de savoir si, dans les systèmes de retraites ouvrières où la capitalisation entre comme élément, le prolétariat peut avoir la garantie de retraites suffisantes et certaines. C’est dans cet esprit très libre qu’il faut étudier les lois préparées, sans prononcer a priori et par de prétendues raisons de principe qui sont tout à fait vaines, une condamnation absolue contre tel ou tel mode.
Au fond, c’est ce que reconnaissent la plupart des syndicalistes, car au lieu d’insister sur l’objection théorique que je viens de discuter, ils disent surtout, à la classe ouvrière que toute loi des retraites qui fera une part à la capitalisation sera « une escroquerie ». Il me paraît infiniment déplorable qu’on essaie de lancer une idée pareille, et je l’examinerai demain.
Note de l’IEM : Pour le lecteur intéressé, nous avons rédigé une notice et reproduit trois autres articles clefs de Jean Jaurès sur les retraites : Les termes de la question, présente l’état du débat fin 1909. Escroquerie, bat en brèche l’idée que le gouvernement pourrait détourner la capitalisation collective. Sécurité, insiste sur les gages de sécurité qu’apporte la capitalisation par rapport à la répartition.