L’obésité réglementaire, une comorbidité plus forte que le vaccin
Depuis début janvier, c’est l’inquiétude. Le démarrage de la campagne de vaccination est poussif et, une fois de plus, la surréglementation française retarde la lutte contre la pandémie. En matière de santé publique, comme dans les autres domaines, l’enjeu est de réduire drastiquement le stock et la production de règles administratives. D’où l’importance de mettre en place les outils permettant de quantifier les coûts induits par les réglementations et de les piloter dans le temps. Version longue actualisée au 20 janvier d’un texte de Nicolas Marques publié dans Capital.
Comment se fait-il que selon les derniers décomptes, la France ait vacciné comparativement 2 fois moins de personnes qu’en Allemagne, Espagne ou Italie, 3 fois moins qu’au Danemark voire 7 fois moins qu’en Grande Bretagne, le pays européen les plus en avance. Pourquoi la France est-elle dans le dernier quart des pays de l’Union européenne en termes de pourcentage de la population vaccinée, alors qu’elle a les mêmes contraintes que les autres en matière d’approvisionnement ? Certes, sa population est connue pour être plus craintive à l’encontre des vaccins que nombre de celles de ses voisins. Cela n’explique cependant pas pourquoi les doses disponibles sont moins vite administrées aux personnes qui les attendent avec impatience. Face aux réticences, le bon sens aurait été, au contraire, de capitaliser sur un succès rapide auprès des publics acquis au vaccin afin d’inciter les hésitants à se faire vacciner.
Si la vaccination est d’évidence une course de fond, cette lenteur exagérée inquiète. Après avoir sous-évalué la menace que représentait covid-19, retardé l’approvisionnement en masques, le déploiement à grande échelle des tests, l’utilisation des ressources disponibles dans le secteur privé de santé, le traçage et l’isolement des malades, sommes-nous en train de rater la campagne de vaccination ?
Dans les exemples précédents, l’impréparation, l’incapacité à mobiliser l’information, à acheter sur les marchés mondiaux, les lenteurs générées par des processus d’homologation français, la difficulté étatique à se coordonner avec les autres acteurs étaient en cause.
Le manque de moyens a aussi été évoqué, mais il n’expliquait pas pourquoi un pays dépensant 30% de plus en santé que la moyenne de l’Union européenne a subi des pénuries et des retards à répétition. Il n’explique pas non plus pourquoi le France, un pays ayant un recours massif à l’endettement, ferait la fine bouche en matière de santé alors qu’un mois de confinement, même allégé, coûtait à nos administrations entre 15 et 20 milliards d’euros.
Dans le cas de la campagne de vaccination, les facteurs d’inertie identifiés dans la première année de la pandémie n’auraient pas dû entrer en ligne de compte, d’où la stupeur. Les vaccins ont été précommandés par l’Union européenne et nos autorités ont eu des mois pour se préparer.
Pourtant, on a vu réapparaitre toute une série de dérapages familiers. Le guide vaccinal à destination des professionnels est « incompréhensible », selon les mots du président de la République, alors que le caractère contreproductif des consignes tatillonnes et hors-sol est mis en exergue depuis le début de la pandémie. Les aiguilles manquent dans certains centres, alors que leur coût est anecdotique et qu’on avait le temps nécessaire pour les commander en amont. Ces excès de zèle règlementaires combinés à un amateurisme opérationnel inquiètent ceux qui voient la note humaine et économique s’envoler au fil des mois. Philippe Martin, le président du Conseil national de la productivité, estimait récemment qu’une semaine de retard dans la campagne de vaccination coûtait au moins 2 milliards.
Comment expliquer la récurrence de ces retards et dysfonctionnements, alors que la lutte contre la pandémie est une priorité nationale ? Une multitude de témoignage pointent la relation qu’entretiennent nos administrations avec le réel. Déconnectées du terrain, qu’elles ne pratiquent pas au jour le jour, sauf dans les domaines régaliens comme la sécurité intérieure et extérieure, nos administrations cherchent à piloter la société à distance de manière indirecte. Elles sont devenues des usines à produire des normes dont elles reportent le coût sur la société, pour le meilleur ou pour le pire. Cette production réglementaire, censée sécuriser notre vie quotidienne, est souvent contreproductive en temps normal. En temps de crise, elle génère paralysie ou schizophrénie.
D’ordinaire, le grand public appréhende mal les dysfonctionnements que cela peut engendrer. Mais avec la pandémie le rideau de fumée a disparu. Depuis un an, on a vu s’égrener dans les médias une multitude d’anomalies liées à nos mauvais habitudes bureaucratiques : des matériels de protection confisqués par un Etat qui préférait réquisitionner au lieu de s’approvisionner sur le marché mondial ; des tests en attente d’homologation auprès d’entités publiques fermées pour cause de pandémie ; des transferts médicalisés complexes alors qu’il y avait des lits inoccupés dans des établissements privés manquant de patients …
C’est la surabondante production de normes déconnectées des réalités qui est à l’origine de nos maux.
Ces dysfonctionnements ont plus ou moins été surmontés au fil des mois, mais leurs causes sous-jacentes sont toujours à l’œuvre. C’est la surabondante production de normes déconnectées des réalités qui est à l’origine de nos maux. Elle paralyse peu à peu la société française en créant des obligations qui sont autant de surcoûts et lenteurs pour les collectivités, les entreprises et les ménages. Comme l’analyse de l’incidence réglementaire est peu développée en France, il est excessivement difficile de ralentir cette sur-accumulation de règles.
Le code de la santé publique fournit un exemple caricatural de cette tendance de fond, avec 12 000 articles et 1,6 million mots. Pour le lire, il vous faudrait consacrer une centaine d’heures si vous êtes un lecteur moyen. Même les codes des impôts ou du travail sont moins obèses, avec respectivement 1,1 millions et 950 000 mots. Comparativement au code de la santé, le code civil est svelte, avec 9 fois moins de mots. Pire, le code de la santé prend de l’embonpoint en permanence. Il explique à lui seul 20% de l’inflation juridique entre 2004 et 2019. A ce stade, il double de volume tous les 15 ans, en s’alourdissant de 400 articles chaque année. En moins de 3 ans, il s’est « enrichi » d’autant d’articles que le code civil depuis 1804.
Au global, le coût que fait peser la réglementation sur la société est significatif. Il serait de l’ordre de 3 à 4 % de PIB par an, selon l’OCDE. Des travaux thématiques suggèrent que cette estimation est sans doute défensive. En 2017, un rapport sénatorial chiffrait à 3 % du PIB et 60 milliards les coûts administratifs supportés par les seules entreprises.
En dépit des discours volontaristes sur le « choc de simplification » et la lutte contre les pesanteurs bureaucratiques, la société française reste incapable d’enrayer son inflation réglementaire.
Nos administrations, prolifiques lorsqu’il s’agit de réglementer, fiscaliser ou émettre de la dette restent des nains en matière d’évaluation des politiques publiques. La France est particulièrement à la traine dans la quantification de l’incidence de sa production normative administrative. Elle continue de reporter les surcoûts induits par surproduction normative sur les entreprises, collectivités ou ménages, sans que ces charges induites soient évaluées correctement en amont et suivies dans le temps. Pourtant, des outils existent et sont à l’œuvre chez nos voisins allemands, anglais ou néerlandais.
Comme lorsqu’il s’agit de séquencer l’ADN, nous fonctionnons à l’aveugle, avec des plans d’actions publics privilégiant trop souvent la communication sur le concret. Dans le dernier classement sur la compétitivité du forum économique mondial, la France était 65ème sur 141 pays en matière de fardeau réglementaire. Dix pays européens étaient plus en avance que nous dans cette démarche clef pour la compétitivité.