Capitaliser pour la retraite, un enjeu au delà des clivages politiques
En France, il est fréquent de présenter la capitalisation comme connotée politiquement. Pourtant, un siècle et demi de débats montre qu’il s’agit d’un sujet trans-partisan, de Jean Jaurès à Alain Madelin, en passant par la création de Préfon en 1964 par la CFDT, la CFTC, la CGC et FO…
C’est la loi du 11 février 1994, dite Loi Madelin, qui a permis aux travailleurs non-salariés non agricoles (TNS) de bénéficier de compléments de pensions de retraite par capitalisation. C’était la loi du 25 mars 1997, dite Loi Thomas, qui proposait de créer les plans d’épargne retraite. C’est aussi la loi du 21 août 2003, dite Loi Fillon, qui a instauré le Plan d’épargne retraite populaire (PERP), le Plan d’épargne pour la retraite collectif (PERCO) ou l’Etablissement de retraite additionnelle de la fonction publique (ERAFP). Tous ces textes ont été portés par des hommes politique de la même obédience. Pour autant, en déduire que la capitalisation serait intrinsèquement libérale ou conservatrice est réducteur.
Ces plans d’épargne retraite ont comme ancêtres des dispositifs créés par des syndicats ou des mutuelles de fonctionnaires, la Caisse nationale de prévoyance de la fonction publique (Préfon) et le Complément retraite de la fonction publique (Cref). La Préfon a été créée en 1964 par la CFDT, la CFTC, la CGC et FO et fédère aujourd’hui 400 000 affiliés[i]. Le Cref, mis en place par la Mutuelle retraite de la fonction publique en 1949, n’a, en revanche, pas survécu du fait du manque de rigueur dans sa gestion. Alors qu’il « aurait dû fonctionner intégralement par capitalisation, le régime fonctionnait à 60 % par répartition et n’était pas correctement provisionné »[ii]. Sa base de cotisants s’érodait, tandis que le nombre de pensionnés ne cessait de croître. En dépit de l’octroi d’avantages fiscaux en 1992 par René Teulade, il n’a pas réussi à préserver son équilibre financier dans un contexte de vieillissement. D’où une fin peu glorieuse avec une diminution de 30 à 35 % des rentes servies aux 110 000 anciens sociétaires du CREF.
En 1910, Jean Jaurès, l’unificateur du mouvement socialiste, faisait sa promotion, en insistant sur le potentiel d’émancipation qu’elle représentait pour la classe ouvrière
Si l’on remonte encore plus loin, on observe là encore que la capitalisation n’était pas défendue par les seuls libéraux ou conservateurs. En 1910, Jean Jaurès, l’unificateur du mouvement socialiste, faisait sa promotion, en insistant sur le potentiel d’émancipation qu’elle représentait pour la classe ouvrière. Il constatait que « s’est développée en France une tendance marquée vers la capitalisation qui d’ailleurs en soi est parfaitement acceptable et peut même, bien maniée, par un prolétariat organisé et clairvoyant, servir très substantiellement la classe ouvrière »[iii]. Il soulignait que la capitalisation permettrait d’améliorer la situation des ouvriers : « quand une partie du capital est possédée par la classe ouvrière, quand cette portion du capital porte intérêt au compte des ouvriers, la classe ouvrière, dans la mesure de ce capital, est à la fois capitaliste et salariée ; elle reçoit tout le produit social qui résulte de la mise en œuvre de ce capital par le travail ouvrier »[iv].
A l’opposé, une partie de la CGT des années 1910 était hostile à la retraite par capitalisation, craignant qu’elle ne légitime le capitalisme. On retrouvait cette hostilité à la capitalisation, pour des raisons opposées, chez des économistes libéraux craignant que la capitalisation permette à l’Etat d’accroître sa mainmise sur l’économie[v].
Si Jaurès avait été écouté, le financement des retraites serait aujourd’hui moins problématique et les syndicats seraient bien plus puissants. Malheureusement, il a fallu attendre le début des années 2000 pour que les syndicats français redécouvrent l’importance de l’épargne collective, avec la création en 2002 du Comité intersyndical de l’épargne salariale (CIES) par la CFDT, la CFE-CGC, la CFTC et la CGT. Ailleurs, la capitalisation est restée non-partisane dans nombre de pays. Par exemple, c’est une majorité travailliste qui l’a rendue obligatoire en Australie dès 1991, avec le soutien des syndicats[vi].
Un nombre significatif d’économistes soulignait les dangers liés à la budgétisation des pensions des fonctionnaires mise en place dès 1853
Si l’on remonte encore plus loin, dans la deuxième moitié du XIXème siècle, on retrouve une situation du même ordre avec des défenseurs et détracteurs de la capitalisation dans tous les camps. Un nombre significatif d’économistes soulignait les dangers liés à la budgétisation des pensions des fonctionnaires mise en place dès 1853[vii]. Dans les années 1870, des projets de retour à la capitalisation dans la fonction publique ont notamment été proposés par les ministres des Finances Pierre Mathieu-Bodet ou Léon Say, d’obédience libérale[viii]. Pour autant, les libéraux n’étaient pas tous en faveur de la capitalisation. Certains craignaient qu’elle ne conduise à une socialisation de l’économie.
In fine, les pouvoirs publics ne sont jamais revenus sur la suppression des caisses de retraites des fonctionnaires. La budgétisation des pensions est restée la norme depuis 1853, ouvrant la voie aux déséquilibres des finances publiques que l’on connait. Des retraites à deux vitesses se sont mises en place avec, d’une part, un financement par le budget dans le public et, d’autre part, la répartition dans le privé.
Ce passage est extrait de l’étude « Pour une réforme des retraites qui réponde aux enjeux français : Compétitivité, emploi, innovation avec la capitalisation pour tous » (88 pages), réalisée par CroissancePlus et l’Institut économique Molinari, disponible ici (lien).
[i] www.prefon.asso.fr/assets/files/publications/rapport-gestion/rapport-gestion-2020.pdf
[ii] www.senat.fr/rap/r05-486/r05-48634.html
[iii] Jaurès, J. (1910). « Tous escrocs ! », Humanité du samedi 1er janvier 1910, une.
[iv] Jaurès, J. (1909). « Capitalisme et capitalisation », Humanité du lundi 27 décembre 1909, une.
[v] Une part des libéraux étaient réticents à l’instauration d’une capitalisation collective à l’occasion de la loi sur les Retraites ouvrières et paysannes (ROP). Ils redoutaient les conséquences indirectes d’une accumulation de capitaux considérable à la Caisse des dépôts et consignations. Lors des débats parlementaires, plusieurs mirent en garde contre la « tentation permanente, bien dangereuse en temps de crise [pour les pouvoirs publics de piocher] dans des caisses si voisines des siennes et pleines d’or quand le Trésor public pourra être vide ». Cela conduira les sénateurs à défendre un panachage répartition et capitalisation. A les entendre, ce panachage, réduisant les montants à capitaliser, permettait de limiter les risques politiques et de préserver d’éventuelles perturbations sur le marché des capitaux. Voir par exemple LEROLLE, Paul (1910), « séance du 30 mars », JO Chambre des députés, pp. 1783-84 & 1804.
[vi] Les syndicats australiens avaient négocié, dès 1985, le versement de 3 % du montant des salaires à des caisses de retraite en lieu et place d’une augmentation généralisée des salaires nets. En 1991, les pouvoirs publics ont généralisé cette pratique avec l’aval des syndicats. Les retraites complémentaires par capitalisation sont obligatoires depuis juillet 1992 pour tous les salariés d’Australie. Elles sont financées par des cotisations de 9,5 % du salaire brut versées par l’employeur à une caisse d’assurance privée (12% d’ici à 2026). Le salarié a la possibilité d’ajouter, s’il le désire, ses propres cotisations qui sont elles aussi capitalisées pour bonifier sa retraite.
[vii] La gestion des retraites du public présentait à l’origine une grande diversité. Au XVIIème, les pratiques administratives étaient très diverses et relevaient plus de l’usage ou de la coutume. Il fallut attendre l’initiative des fermes générales pour que se mette en place, à partir des années 1760, un système constitutif, selon Guy Thuillier, d’une sorte de « droit à pension ». Sous le Directoire l’enregistrement des domaines, puis d’autres administrations constituèrent spontanément d’autres caisses de retraite, alimentées par des prélèvements sur les appointements. Ces caisses « sur fonds de retenues » fonctionnaient selon diverses modalités de capitalisation, tandis que les autorités distribuaient par ailleurs des pensions « civiles » discrétionnaires et non provisionnées. L’équilibre financier des caisses « de retenues » était précaire, certaines d’entre elles ayant obtenu en 1816 des secours « temporaires » du gouvernement. Ces secours furent systématiquement reconduits, vingt caisses recevant en 1838 une aide correspondant à la moitié des pensions servies. Une loi du 13 juin 1853 mit fin à ce que les pouvoirs publics présentaient comme une « dérive ». Cette loi budgétisa les pensions, en stipulant que tous les fonds de vingt-cinq caisses de retraite seraient versés au Trésor, ce dernier se chargeant seul du versement des pensions présentes et futures. Dans cette loi a accru les problèmes, puisque le lien entre cotisations a été aboli, le services des pensions relevant directement du budget.
[viii] Pierre Mathieu-Bodet fut Ministre des finances de juillet 1874 à mars 1875 (Ministère Cissey). Léon Say occupa ce poste de décembre 1872 à mai 1873 (Ministère Dufaure), de mars 1875 à mai 1877 (Ministères Buffet, Dufaure & Simon), de décembre 1877 à décembre 1879 (Ministère Dufaure & Waddington), de janvier à août 1882 (Ministère Freycinet).