Comment l’erreur de 1853 plombe nos comptes publics
En 1853, l’Etat s’engage à servir les retraites de ses personnels par le budget. Le Trésor réalise vite que l’opération sera un gouffre. Texte de Nicolas Marques, directeur général de l’Institut économique Molinari, publié dans L’Opinion dans le cadre de la série Grandes et petites histoires des retraites avec Anne Bayle-Iniguez, Jean-Marc Daniel, Thierry Legrand, Corinne Lhaik et Hugues Hourdin.
Une des causes méconnues de l’envolée du déficit public français est le surcoût que représentent les retraites de l’Etat. Financées par le budget depuis 1853, elles représentent maintenant 15% du budget, soit presque autant que les autres dépenses de personnel de l’Etat (19%). La mise en place du régime universel des retraites visait notamment à transférer ce lourd passif qui plombe les comptes de l’Etat. Retour sur un dérapage méconnu du grand public, expliquant les appétits centralisateurs de l’administration comme les réticences justifiées des régimes privés appelés, sans le dire, à colmater les brèches.
Dès la fin de l’Ancien régime, des caisses de retraite se mettent en place dans les années 1760. Alimentées par des retenues sur traitements et complétées par des subventions de l’Etat, elles financent des pensions aux invalides de la marine, employés de la Ferme générale ou des Ponts et chaussées. En 1790, l’Assemblée nationale décide que l’Etat doit financer les pensions par le budget pour récompenser les fonctionnaires méritants. Mais ruinée, l’administration peine à honorer ses promesses. Ses employés se prennent alors en main et mettent en place des caisses qu’ils financent par des retenues sur salaire. Dans les années 1810, Napoléon Ier, soucieux de protéger les finances publiques, pousse ce modèle. Ces caisses soulagent doublement le budget. D’une part, elles distribuent des rentes financées par les employés, ce qui évite à l’Etat des dépenses. D’autre part, les réserves des caisses de retraite sont placées à la Caisse des dépôts et consignations et investies en dette publique. C’est une aubaine dans une période où le crédit financier de l’Etat, entaché par la banqueroute de 1797, est au plus bas.
Certaines caisses, significativement déficitaires, ont néanmoins besoin de subventions publiques. Le Trésor leur vient en aide à partir de 1817, conscient qu’il est gagnant, mais cette pratique fait débat. Certains proposent d’arrêter les subventions et de passer intégralement en capitalisation. Avec l’essor du calcul actuariel, cette voie apparait comme sûre et économe. C’est d’ailleurs sur cette base que seront construites les retraites du privé, jusqu’à ce que la répartition soit introduite en 1941 par René Belin, ancien secrétaire de la CGT.
D’autres proposent de nationaliser les caisses et de mettre les retraites à la charge du budget, renouant avec la promesse révolutionnaire. Ironiquement, c’est Villèle, un royaliste, qui s’en chargera. En 1825, il fait un coup de force et fusionne sept caisses de son ministère, ce qui lui permet de mettre la main sur leurs capitaux. En 1853, au terme d’âpres débats ayant conduit Napoléon III à s’impliquer personnellement, les caisses de retraite des autres ministères sont elles aussi supprimées. L’Etat s’engage à servir les retraites de ses personnels par le budget. Aucun calcul en amont n’a été fait, le Trésor n’ayant pas chiffré l’engagement qu’il récupère. Il dilapide les réserves pour payer les dépenses courantes puis réalise qu’il a mangé son pain blanc et que l’opération sera un gouffre. Les retraites des fonctionnaires, qui représentaient 0,5 % du budget en 1853, coûtent 3 fois plus cher en 1902. L’Etat, qui croyait réaliser des économies, a enclenché un processus inflationniste en détruisant la tradition corporative de gestion des caisses, auparavant gérées comme des affaires de famille. Beaucoup de fonctionnaires partent désormais à la retraite de façon anticipée, ce qui satisfait les intéressés comme les administrations souhaitant renouveler leurs cadres, sans qu’aucun mécanisme de responsabilité ne s’y oppose.
Des libéraux aux radicaux, la budgétisation apparait comme une erreur économique et morale. Pierre Mathieu-Bodet, ministre des Finances en 1874 souligne que le gouvernement de 1853 « a agi comme les fils de famille dissipateurs, qui grèvent l’avenir pour se procurer tout de suite une ressource précaire ». Léon Bourgeois propose en 1901 de fusionner les retraites publiques et privées. Pour le père du Solidarisme « il n’y a pas de raison pour que dans le système général de retraites des travailleurs, l’Etat fasse une situation privilégiée à ceux qui s’y trouvent déjà ». Mais aucun gouvernement, même en 1945, n’osera revenir en arrière, de peur de s’aliéner le vote des fonctionnaires attachés à une budgétisation plus généreuse que la répartition.
Le régime universel voulu par Emmanuel Macron devait débarrasser l’Etat du boulet qu’il traine depuis 1853, le tout sous couvert d’égalité. L’histoire a voulu qu’il ne se fasse pas. Pour autant, la décrépitude avancée des finances publiques rend le statu peu probable. A ce stade, il faudrait reculer l’âge de la retraite des fonctionnaires au-delà de 70 ans pour équilibrer leurs retraites. Et les pouvoirs publics, toujours à la recherche de recettes, s’organisent pour mettre la main sur les réserves des caisses de retraite privées qui pourtant montrent l’exemple à suivre, en provisionnant et capitalisant.