Retraites: cachez ce vieillissement que je ne saurais voir
Le vieillissement de la population en France est un problème occulté depuis des décennies. Nicolas Marques analyse l’impact de cette réalité démographique sur les finances publiques et les retraites, et préconise une réforme de fond pour éviter une crise inévitable. Texte d’opinion par Nicolas Marques, directeur général de l’Institut économique Molinari, publié dans Contrepoints.
Baisse de la croissance, tensions sur le pouvoir d’achat, déficits structurels des finances publiques, opposition épidermique aux réformes des retraites, la France se crispe à répétition sans voir le point commun à tous ces sujets, le vieillissement d’une société mal préparée.
Avec la fin du baby-boom, le tout répartition est problématique
Rétrospectivement, plus le vieillissement s’installe, plus son impact est occulté, comme le nez au milieu du visage que l’on ne voit plus.
Au moment où il généralisait la répartition pour financer les retraites, le législateur de 1945 n’hésitait pas à souligner qu’elle était plus onéreuse que la capitalisation, et que si on n’y prenait pas garde, le vieillissement lent et progressif de la population « ferait peser sur la population active une charge insupportable ».
En 1965, le cinquième plan de développement économique et social invitait à accroître le montant des réserves des régimes de retraites.
En 1978, le Premier ministre Raymond Barre soulignait qu’« on ne pourra pas dans ce pays continuer à concevoir un système d’avantages sociaux [seulement] à partir du mécanisme de répartition, et il faudra bien, comme dans d’autres pays, arriver à des mécanismes de capitalisation. »
Mais près d’un demi-siècle après la fin du baby-boom, la France n’a pas tenu compte de ces mises en garde et de ces appels à l’action.
En 1991, dans un Livre blanc sur les retraites, le Premier ministre Michel Rocard identifiait tous les dangers liés au statu quo (hausse des prélèvements, réduction du pouvoir d’achat et de l’épargne, perte de compétitivité, chômage…) mais refusait le recul de l’âge de la retraite, comme la généralisation de la capitalisation.
En 1999, après des années d’attentisme, le gouvernement français mettait en place un Fonds de réserve pour les retraites (FRR) sous la houlette de Lionel Jospin. Mais ce fonds a été rapidement pillé sans vergogne par différents gouvernements à la recherche d’argent facile pour résorber les déficits, sans comprendre que ces derniers étaient la conséquence d’un vieillissement mal anticipé.
En 2003 et 2017, les gouvernements de François Fillon et d’Emmanuel Macron relançaient les plans d’épargne retraite, mais ils n’attirèrent que 5,8 % des cotisations retraite en 2021.
En 2020, une réforme mal pensée proposait de fermer l’Établissement de retraite de la fonction publique (ERAFP), le plus gros fonds de pension français avec 38 milliards d’euros d’actifs placés.
En 2023, une réforme des retraites présentée comme équitable ferme un des régimes de retraite le mieux provisionné de France, celui de la Banque de France, avec à la clef des surcoûts à venir pour le contribuable.
Le déni du vieillissement
La situation française s’apparente à celle d’un déni durable de réalité et d’un refus d’obstacle. Comme l’expliquait Alfred Sauvy : « Nous sommes tous plus ou moins enclins à ne pas voir ce qui nous déplaît ». Et parmi les sujets que l’on refuse d’assumer collectivement, le vieillissement occupe une place clef. Le créateur de l’Institut national d’études démographiques soulignait : « Il suscite un extraordinaire refus de voir, alors que c’est le phénomène le plus sûr, le plus ancien (il a déjà deux siècles en France), le plus facile à mesurer, sans qu’il soit besoin d’aller à une quatrième décimale, le plus facile à prévoir dans une large mesure. »
Pourquoi le vieillissement est un problème dans un pays qui s’appuie quasi exclusivement sur la répartition ?
En raison du déséquilibre croissant entre le nombre d’actifs cotisants et celui des retraités. Avec le contre-choc du baby-boom, le fameux théorème de Alfred Sauvy – « ce sont les enfants d’aujourd’hui qui feront les retraites de demain » – s’est retourné contre nous.
De 1950 à aujourd’hui, la fécondité a chuté de 3 à 1,8 enfant par femme. Moins d’enfants, c’est moins d’actifs, moins de cotisants, moins de moyens pour financer les retraites comme toutes les autres politiques publiques. De même, la bascule vers le vieillissement rime avec charges supplémentaires. Les dépenses publiques pour les plus de soixante ans sont trois fois plus élevées que celles en faveur d’une personne entre 25-59 ans et 2,6 fois plus élevées qu’un individu de 24 ans ou moins, mais rien n’a été fait pour amortir ce choc.
Comme le soulignait encore Alfred Sauvy :
Dès l’instant que le niveau de la natalité ou de la fécondité est parfaitement connu, pourquoi y aurait-il débat ? Parce que le diagnostic que l’on émet conduit au pronostic. Et avant même que le pronostic soit établi, déjà le diagnostic semble conseiller l’ordonnance, une ordonnance désagréable. L’opinion préfère alors refuser le diagnostic pour ne pas avoir à suivre certaines mesures. C’est un peu comme si un malade refusait le diagnostic parce qu’il a peur du remède.
Depuis la fin du baby-boom, la réflexion collective face au vieillissement n’a quasiment pas progressé.
L’État a fait mine de s’emparer du sujet de la dépendance en créant une « cinquième branche » de la sécurité sociale, mais chacun sait que c’est un miroir aux alouettes.
Les moyens manquent pour financer la dépendance à domicile comme dans les Ehpad. La tentation est forte de pointer du doigt les opérateurs privés, sans qu’on réalise que le sous-financement orchestré par l’assurance maladie est un problème global.
S’agissant des retraites, les rapports du Conseil d’orientation des retraites dressent un constat édulcoré de la situation. Ils occultent notamment la quasi-totalité (94 %) des déficits associés aux retraites (884 milliards d’euros depuis 2002 ou 2 % du PIB chaque année). Ils se focalisent sur le secteur privé et ne tiennent pas compte des subventions d’équilibres dont bénéficient les retraites des fonctionnaires et les autres régimes spéciaux (SNCF, RATP…). Ce faisant, le COR a contribué à masquer la situation.
Les finances publiques sont mises à mal par le vieillissement
La dégradation structurelle des finances publiques françaises est une conséquence du vieillissement. Ce n’est pas une coïncidence si les administrations publiques n’ont jamais été à l’équilibre depuis 1974, date qui marque la fin du baby-boom.
Auparavant, la croissance de la population active et de l’économie était significative, et les comptes publics étaient le plus souvent excédentaires. Avec la fin du baby-boom, cette mécanique s’est enrayée, et les déficits sont devenus systématiques.
La crainte du législateur de 1945, qui redoutait que l’insuffisance de la natalité n’entraîne un vieillissement de la population, et fasse peser sur la population active une charge insupportable, s’est réalisée. Les dépenses de retraite par répartition ont explosé, de 7 à 14 % du PIB. Elles expliquent 40 % de la hausse des dépenses publiques sur un demi-siècle.
Faute d’avoir fait appel aux marchés financiers pour financer une partie des retraites, il a fallu augmenter significativement les prélèvements obligatoires, ce qui a nui à la compétitivité, l’emploi et au pouvoir d’achat, renchérissant la facture associée au vieillissement.
L’État – qui est de loin le premier employeur avec 2,5 millions d’agents – a été l’opérateur le plus imprévoyant en France. Il a promis des retraites attrayantes, financées par le budget. Il n’a pas de caisse de retraite permettant de limiter ses engagements avec des points ou un provisionnement permettant d’autofinancer une partie des prestations sans faire appel au contribuable. Cette erreur historique, qui remonte à 1853 et Napoléon, n’a pas été corrigée en 1945, les fonctionnaires d’État n’ayant pas souhaité rejoindre la répartition, et encore moins en 2020, le régime universel ayant été rejeté.
En proie à une dégradation accélérée du ratio cotisant/retraité (à 0,9 contre 1,3 dans le privé suite à la réduction des embauches consécutive à la décentralisation), l’État a besoin chaque année de 60 milliards d’euros pour financer les pensions promises à ses personnels, qui représentent un engagement de 1600 milliards d’euros. Une partie de ces pensions est financée par de la dette, le reste étant financé par une dégradation du rapport qualité prix des services publics.
À titre d’illustration, 28 % des dépenses d’Éducation nationale sont absorbés par le paiement des pensions de retraite dont bénéficient les anciens personnels. C’est autant d’argent qui manque pour mieux rémunérer les personnels, et réduire le nombre de postes vacants.
La compétitivité et le pouvoir d’achat sont mises à mal par le vieillissement
Dans le secteur privé, l’équation du vieillissement est tout aussi insidieuse. L’augmentation des cotisations retraite des salariés – actuellement à 28 % des salaires bruts contre 21% en 1980 –nuit à la compétitivité et au pouvoir d’achat.
Si les régimes complémentaires de retraite sont parfois bien gérés – à l’image de l’Agirc-Arrco qui dispose de points et de réserves – le refus de généraliser la capitalisation se traduira par une paupérisation des retraités. Leur niveau de vie relatif équivaudra dans cinquante ans à celui des retraités des années 1980. Un sacré retour en arrière ! En 2070, le niveau de vie moyen des retraités pourrait représenter 80 % de celui de l’ensemble de la population, alors qu’il dépasse légèrement les 100 % aujourd’hui.
Capitaliser collectivement, pour restaurer les finances publiques et le pouvoir d’achat
Il faudrait donc épauler la répartition d’une dose de capitalisation collective, comme nous avons eu l’occasion de le défendre dans une étude publiée en 2019 en partenariat avec Contrepoints. Pour ce faire deux démarches sont indispensables.
La première consiste à provisionner progressivement les retraites des personnels publics au sein du Fonds de réserve des retraites (FRR). Cette méthode est employée depuis plus d’un siècle par la Banque de France ou le Sénat. Elle permet de créer de la valeur sur les marchés et de limiter le recours aux prélèvements obligatoires pour financer les retraites. À titre d’illustration, si l’État avait provisionné ses retraites comme le Sénat, il aurait placé 920 milliards pour financer les retraites de ses personnels. Il aurait économisé en moyenne 29 milliards d’euros par an sur les 15 dernières années. Son déficit aurait été 30 % moins élevé, à 66 milliards d’euros par an au lieu de 95 milliards. Cette démarche – qui s’apparente à l’investissement le plus rentable que l’État puisse faire – est une priorité si l’on veut redresser les finances publiques.
La deuxième priorité est d’inciter les régimes de retraite du secteur privé à généraliser la capitalisation collective, sur le modèle de la Caisse d’assurance vieillesse des pharmaciens (CAVP). Dès les années 1960, les pharmaciens ont intégré que le tout répartition ne permettrait pas de distribuer des retraites généreuses. Ils ont choisi de financer leurs retraites complémentaires de façon hybride, en s’appuyant à la fois sur la répartition et sur la capitalisation, conformément à la recommandation standard des économistes. Une partie des cotisations est placée pour bénéficier du rendement des marchés financiers (40 % des cotisations qui, grâce aux intérêts, financent 50 % des prestations) avec à la clef un milliard d’euros de gains générés par la capitalisation sur les 4,7 milliards de prestations distribuées par leur régime complémentaire durant les 30 dernières années.
On le voit, les solutions existent.
Concluons avec Sauvy : « Tant que le diagnostic sera refusé, il ne sera pas question de trouver le remède spécifique. Mais le jour où il sera clairement exprimé, combien de reproches pleuvront sur les dirigeants, sur les informateurs, sur toutes les têtes du pays, politiques, économiques, universitaires, syndicales, qui auront tout fait pour cacher ce mal éminemment guérissable. Ne ménageons pas les efforts pour que s’ouvrent enfin les yeux ».