Moins de capital, moins de souveraineté
Texte d’opinion publié en exclusivité sur le site de l’Institut économique Molinari.
L’exigence de souveraineté, qu’elle soit numérique, technologique, énergétique, alimentaire ou médicale, s’est imposée – au moins dans les discours – comme une priorité. Il est clair que la France est extrêmement dépendante des autres pour accéder à des services et des biens jugés essentiels. Or, les dernières années ont montré combien la dépendance pouvait être problématique lorsque le contexte change radicalement sous les pressions géopolitiques ou sanitaires. Le constat semble unanime. Par contre, les propositions ne semblent pas mesurer les causes de notre dépendance accrue, liée au manque de capital consécutif à un sous développement de l’épargne longue.
La France est à la traine dans une Europe à la peine. Energie, numérique santé, spatial, les retards s’accumulent. Entre la vente à la découpe d’anciens fleurons (Alstom, Pechiney, Technip, Alcatel…) et le retard dans les nouvelles technologies, nous sommes déclassés sur tous de nombreux tableaux. Dans les domaines stratégiques qui ont fait les forces de la France nous n’arrivons pas à tenir notre rang. Durant la pandémie de Covid, aucun acteur français n’a réussi à produire de vaccin, une triste réalité dans un pays qui encourage de longue date la recherche et l’innovation. L’an passé, Arianespace a fait douze fois moins de lancements spatiaux que SpaceX. L’américain a mis en orbite une masse de satellites vingt fois supérieure à celle du français et le vol inaugural d’Ariane 6, prévu pour 2000, n’aura pas lieu avant 2024. En 2023, la production d’électricité nucléaire – longtemps perçue comme un élément stratégique et un moyen de compenser les handicaps français en termes de compétitivité – était anormalement basse en raison du vieillissement des centrales et de l’incapacité à en mettre en service de nouvelles. L’EPR de Flamanville, dont la fin de chantier était initialement prévue pour 2012, ne sera pas en opérationnel avant 2024. Trop souvent, dans les secteurs stratégiques, la France et même l’Europe sont aux abonnés absents. Nous n’avons aucun géant dans la Tech ou la Deeptech (intelligence artificielle, biotech…), ce qui fragilise tout notre écosystème et obère notre souveraineté.
Derrière ces déconvenues, on trouve toujours un point commun, le manque de capital. On l’oublie souvent, mais le bon positionnement de la France dans les premières révolutions industrielles est historiquement lié à l’existence d’un stock d’épargne significatif et à son drainage au profit des chantiers de l’époque, qu’il s’agisse de l’infrastructure (canaux, chemins de fer…) ou de l’industrie. Ce drainage fut opéré initialement par les notaires, puis par les banques et assureurs et surtout les marchés actions qui permettent d’orienter l’épargne vers les projets difficiles à financer par l’autofinancement ou le crédit classique.
C’est l’abondance de capitaux qui a amplifié la croissance des années 1890-1914, marquées par l’essor de la chimie, de l’électricité, de l’automobile, puis de l’aéronautique. Dans les années 1920, le financement par actions représentait un tiers du financement des entreprises cotées en France et supplantait l’autofinancement, avant de décliner avec la crise de 1929 et la seconde guerre mondiale. La capitalisation boursière française représentait à peine 2 % du PIB à la fin des années 1940, contre 20 % en 1913. Le stock d’épargne longue était détruit. En 1954, la capitalisation de la Standard Oil of New Jersey équivalait à la somme des valeurs françaises à revenus variables cotées à la bourse de Paris. Soixante-dix ans plus tard, nous sommes revenus au même point. A elle-seule, l’entreprise Apple dispose d’une capitalisation boursière quasiment équivalente à celle de la totalité des entreprises du CAC40.
Aujourd’hui, ce stock d’épargne longue fait cruellement défaut pour défendre nos anciens fleurons, dont les plus mal en point ont été mis en vente à la découpe. Il fait aussi défaut pour financer les « murs d’investissements » nécessaires à l’innovation dans les technologies de communication et d’information, la transition énergétique, l’innovation médicale.
A l’opposé, les économies ayant un accès facile au financement se portent mieux. C’est particulièrement le cas des Etats-Unis. Alors que le financement des entreprises était à l’origine assez proche de la vieille Europe, une rupture s’y est opérée dès les années 1940 avec l’émergence du capital-risque. Le « venture capital » a rendu possible le démarrage d’activités à risque, sans faire appel massivement au crédit. La mise en place du Nasdaq en 1971 a renforcé la croissance des entreprises de la tech, en leur donnant accès au marché des actions cotées. L’impressionnant dynamisme des entreprises américaines de la Tech ou de la deepTech – qui tranche avec les difficultés des européens – est intrinsèquement lié à l’abondance de cette l’épargne longue dopée qui irrigue l’innovation par l’intermédiaire du Nasdaq.
Cet écosystème complet de financement de l’innovation, du capital-risque au marché boursier, fait défaut en France et en Europe. Cela contribue à l’accumulation des retards dans les domaines innovants, la montée de la dépendance européenne, voire la perte de souveraineté. Il manque en Europe 10 400 milliards d’euros de capitalisation. La valeur boursière des entreprises représentait 70 % du PIB fin 2020 dans l’Union européenne (UE), contre en moyenne 147 % dans l’OCDE. Fin 2022, la capitalisation totale des bourses de de l’UE était de 9 900 milliards d’euros. Elle était 4 fois plus faible que celle des bourses américaines (37 700 milliards d’euros pour le NYSE plus le Nasdaq). La première bourse de l’UE, Euronext, était quatre fois plus petite que le NYSE (actions traditionnelles américaines) et trois fois plus petite que le Nasdaq (actions technologiques). La capitalisation boursière des entreprises du CAC 40 français dépassait à peine celle d’Apple.
Jusqu’à présent, la France comme l’Europe se sont refusées à traiter ce problème structurel. Elles multiplient les palliatifs sous la forme de plans de soutien à l’innovation, d’ampleur nécessairement limitée, de structures telles que la Banque publique d’investissement (Bpi) ou de dispositifs tels que le contrôle des investissements étrangers en France (IEF). Si cette facilité permet de bloquer périodiquement le rachat d’entreprises stratégiques (Segault, Photonis…), elle est loin d’offrir une parade exhaustive comme le montre le dossier Exellia.
Toutes ces démarches passent à côté du problème de fond : comment rattraper notre retard en retrouvant des niveaux d’épargne action abondants pour financer les entreprises et les projets d’avenir ? Si la France et d’une manière générale l’Europe sont en retard, c’est notamment parce que les investisseurs à long terme y sont rares. En France, l’essentiel de l’épargne des ménages est investi dans le logement ou de l’épargne à court terme. En Europe, les banques et assureurs, bridés par des réglementations prudentielles, disposent de moins en moins de marges de manœuvre pour investir sur les marchés actions. Surtout les fonds de pension, qui détiennent 30 % des 100 000 milliards de dollar placés en bourse dans le monde, font défaut. Par rapport à la moyenne de l’OCDE, il manquait 8 900 milliards d’euros d’épargne retraite fin 2020 dans l’UE. Les fonds de pension représentaient 34 % du PIB, contre en moyenne 100 % dans les pays de l’OCDE. En France, ces fonds de pension sont encore plus rares. Ils représentaient à peine 12 % du PIB d’où un déficit d’épargne longue associé de l’ordre de 2 000 milliards d’euros.
Le manque d’innovation en Europe n’est pas un problème de compétence, les outils et les savoir-faire étant là, mais la conséquence de cette rareté de l’épargne longue, consécutif à une série de choix réglementaires peu avisés qui ont raréfiés l’épargne retraite. Acteurs de long terme, avec des capitaux placés pour des années voire des décennies, les fonds de pension jouent, dans de nombreux pays, un rôle majeur dans le soutien à l’innovation. Ils permettent de financer des « détours de production » longs, avec des projets promis à un bel avenir qui ne seront pas rentables avant des années. Sans les fonds de pension, les géants du numérique américains n’auraient pas pu se développer aussi vite, SpaceX n’aurait pas rattrapé et dépassé Arianespace en quelques années.
Cet enjeu financier devrait être considéré comme prioritaire si l’on veut rééquilibrer structurellement la donne et éviter que l’Europe ne soit technologiquement et économiquement à la traine des Etats-Unis et de la Chine.