SNCF, un accord qui alimente les craintes de «détricotage» de la réforme des retraites
Après la signature d’un accord sur la retraite anticipée des cheminots, le ministre de l’Économie Bruno Le Maire a annoncé qu’il allait convoquer « dans les prochains jours » le PDG de la SNCF. Jean-Pierre Farandou va devoir « rendre des comptes » suite à cette signature. Interview avec Nicolas Marques, directeur général de l’Institut économique Molinari, publiée dans Atlantico.
Atlantico : Le PDG de la SNCF, Jean-Pierre Farandou, est convoqué par le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, pour qu’il « rende des comptes », après la signature de l’accord sur les fins de contrats au sein de l’entreprise ferroviaire. Les syndicats de la SNCF viennent de signer un accord concernant l’application de la réforme des retraites votée en 2023 pour les travailleurs de l’entreprise. Cet accord, qui a déjà fait couler beaucoup d’encre, prévoit d’atténuer une partie de la réforme. De quel type d’atténuement parle-t-on au juste ? Quel sera l’impact exact de cet accord ?
Nicolas Marques : Les quatre organisations syndicales représentatives de la SNCF (CGT, UNSA, Sud-Rail et CFDT Cheminots) viennent de signer un accord inédit sur les fins de carrière des cheminots et des contrôleurs.
Cet accord est présenté comme incontournable par la direction de l’entreprise publique, qui souligne que depuis le précédent accord de 2008 sur les fins de carrière, trois réformes des retraites sont entrées en vigueur et ont modifié l’âge de départ légal des salariés. Selon la direction, cela rendait nécessaire un toilettage des dispositions de cessation anticipée d’activité.
Cet accord est soutenu par toutes les organisations représentatives des personnels, ce qui est extrêmement rare au sein du groupe ferroviaire public peu habitué au consensus. Cela alimente les craintes de « détricotage » de la récente réforme des retraites, avec un accord qui achèterait la paix sociale sur le dos du contribuable. Ce ne serait pas la première fois qu’une réforme douloureuse, supposée engendrer des économies significatives, générerait à l’inverse des économies moindres dans le secteur public en raison d’aménagements catégoriels.
Comme l’a noté à maintes reprises la Cour des comptes, des réformes ont déjà été faites depuis 2008 à la SNCF et dans d’autres régimes spéciaux de retraites (RATP, IEG…). Elles ont été « mises en œuvre de manière échelonnée et très progressive, avec un accompagnement très favorable et le maintien de nombreuses spécificités ». D’où des économies parfois anecdotiques et le sentiment – justifié – qu’en matière de retraites, il y a deux poids et deux mesures avec d’un côté les salariés du privé exposés à la baisse du pouvoir d’achat des retraites en répartition et de l’autre des personnels publics – gérés en dehors de la répartition – et protégés par des régimes de retraite à prestation définie déficitaires et largement subventionnés par le contribuable.
Parmi les dispositions évoquées, on observe notamment l’exonération de travail des mois durant de certains cheminots, qui continueront pourtant à toucher tout ou partie de leur salaire. La direction de la SNCF, qui n’a pas voulu chiffrer le coût de cet accord, assure qu’une telle mesure permet de réduire l’absentéisme des travailleurs ciblés. A quel point peut-on dire, au regard de ce type de dispositions, que l’accord relève de l’absurde ? Quels en sont les autres exemples les plus parlants, éventuellement ?
Le fait que la direction de la SNCF n’ait pas communiqué ses chiffrages d’impact financier est de nature à susciter des inquiétudes. Les dépenses de personnel sont un poste très significatif, qui représente près de 17 milliards d’euros par an, soit 40 % du chiffre d’affaires. A titre d’illustration, elles représentent 12 fois les résultats nets fin 2023.
L’accord signé fin avril un impact significatif sur ces dépenses, car il aménage les 10 dernières années de carrière des cheminots sous statut, soit de l’ordre de 115 000 personnes sur les 212 000 employés de la SNCF en France. Le sujet est éminemment politique car cette entreprise à 100 % détenue par l’Etat est endettée à hauteur de 24 milliards d’euros, soit 17 ans de résultat net.
Beaucoup craignent que la direction ait lâché du lest au-delà du raisonnable. La direction prétend que cet accord ne sera pas nécessairement coûteux, les cheminots âgés partant à la retraite étant remplacés par des employés plus jeunes, avec des rémunérations moindres et un statut de droit privé plus flexible. Ce n’est qu’une partie de l’histoire. Les cheminots qui partiront à la retraite dans des conditions dérogatoires par rapport aux salariés du secteur privé continueront d’être rémunérés, soit par la SNCF soit par la caisse de retraite du personnel de la SNCF. Dans tous les cas, cela sera coûteux. L’entreprise publique aura moins de capacité à réduire sa dette et financer ses investissements, ou la caisse de retraite de la SNCF aura besoin de plus de subventions publiques.
A-t-on une idée relativement précise du coût qu’une telle décision pourrait avoir, pour la caisse de retraite (et donc l’Etat) ? Au détriment de qui se fait cet accord, selon vous ?
Reculer l’âge de la retraite était important pour réduire les déséquilibres de la Caisse de retraite du personnel de la SNCF. Cette caisse finance les pensions des personnels statutaires. Contrairement à certains régimes spéciaux bien gérés (Banque de France, personnels du Sénat, Sénateurs…), la SNCF n’a rien mis de côté pour assurer la soutenabilité de ses retraites, gérées en dehors de la répartition du privé.
La SNCF s’est comportée comme un employeur imprévoyant, qui a proposé des retraites avantageuses à ses personnels sans mettre d’argent de côté pour éviter que sa promesse ne retombe sur les finances publiques. Dans les comptes de l’Etat de 2023, les promesses de retraite faites aux personnels statutaires de la SNCF sont évaluées à 150 milliards d’euros, soit trois fois plus que celles faites aux personnels de la RATP (53 milliards). Ces sommes s’ajoutent aux promesses non provisionnées faites aux fonctionnaires d’Etat (1 800 milliards d’euros) et représentent des dettes implicites qui s’ajoutent à la dette publique visible.
La caisse de retraite de la SNCF est sous perfusion financière. Elle a besoin de 3 milliards de subvention de l’Etat chaque année pour honorer les promesses qu’elle a faite. Reculer l’âge de la retraite des personnels statutaires à l’image de ce qui se fait dans le privé aurait permis d’alléger ce fardeau sans compromettre la capacité de l’entreprise SNCF à réduire sa dette et investir. Avec cet accord, les finances de la SNCF ou de sa caisse de retraite seront perdantes.
Cet accord laisse donc un goût amer. Le gouvernement a profité de la réforme des retraites pour fermer un régime spécial qui ne posait aucun problème, celui de la Banque de France, et ne fait pas le nécessaire pour limiter les pertes côté SNCF. La Banque de France a promis 13 milliards d’euros de retraites et placé 14 milliards d’euros pour autofinancer les pensions des personnels. Son régime, parfaitement bien géré ne posait aucun problème. Le gouvernement le ferme pour mettre la main sur ses capitaux. Dans le même temps, il rate une opportunité de réduire les pertes côté SNCF. Même au sein du secteur public, il y a deux poids et deux mesures, et au final le contribuable paiera la note une fois de plus.
Le PDG de la SNCF, Jean-Pierre Farandou, est convoqué par le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, pour qu’il « rende des comptes », après la signature de l’accord sur les fins de contrats dans l’entreprise ferroviaire. Que faut-il penser de cette convocation ? Y aura-t-il des conséquences à la suite de cette convocation au sein de la SNCF et sur l’accord ?
Je ne pense pas un instant que l’Etat, l’actionnaire unique du groupe SNCF, n’ait pas été consulté en amont de la négociation de cet accord. Le décret de nomination de Jean-Pierre Farandou de 2019, président du directoire de la SNCF, a été cosigné par le président de la République, le premier ministre, un ministre et un secrétaire d’Etat. La SNCF dispose d’organes de gouvernance dans lesquels siègent des Commissaires du Gouvernement, le Chef de la mission du contrôle économique et financier des transports, un sous-directeur de la direction du Budget, un représentant de l’Agence des participations de l’Etat (APE). Impensable que toutes ces personnes n’aient pas informé leur tutelle en amont de l’accord. Comme l’accord est signé et qu’il est improbable de revenir dessus, je comprends la convocation de Jean-Pierre Farandou à Bercy comme une opération de défausse d’un ministre craignant la mauvaise image que pourrait laisser cette séquence regrettable.