Accepter la flexibilité sans s’oublier
Texte d’opinion publié le 16 février 2018 dans La Tribune.
Dans la fable de Jean de La Fontaine, Le chêne et le roseau, on trouve une idée assez imagée de ce à quoi peut ressembler la flexibilité, celle du roseau qui « plie, et ne rompt pas. » Le chêne, quant à lui, incarne la rigidité qui redouble d’efforts face aux vents redoutables et finit néanmoins déraciné. La flexibilité donnerait une capacité à faire face à l’adversité dans la durée, tandis que la rigidité conduirait à encaisser des coups avant de s’effondrer faute d’endurance.
La liste des sujets à propos desquels la flexibilité semble être la réponse adéquate est bien longue. Qu’il s’agisse de gérer ses émotions, d’organiser le marché du travail (flexisécurité) ou de former les élèves (intelligence émotionnelle), la flexibilité semble être la recette idéale pour améliorer notre bien-être et la vie en société. Le concept est très attrayant, mais il recouvre des subtilités qu’il est utile d’expliciter.
Laisser libre cours à ses émotions
Dans un Ted talk récent, la psychologue Susan David argumente en faveur d’une plus grande flexibilité dans la gestion de nos émotions. Partant de son cas personnel, elle explique comment laisser libre cours à ses émotions, les entendre, les écouter, les déchiffrer est une démarche essentielle pour rebondir et surmonter les affres de la vie. Son approche permet d’aborder différemment la dépression, qui selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS) « est la première cause d’incapacité dans le monde et contribue fortement à la charge mondiale de la maladie ». Susan David considère qu’il s’agit d’une conséquence de la réponse, inadaptée et rigide, que les individus apportent à leur situation dans un monde complexe. Ils se cabrent face aux changements politiques, économiques et technologiques. Pour elle, la solution consiste à rompre avec la culture du positivisme déconnecté du vécu. Il faut cesser de réprimer nos émotions négatives pour au contraire les embrasser, les nommer et les laisser nous guider. L’enjeu est pour autant d’en rester les maîtres et de les utiliser pour tracer le chemin nous menant à une meilleure vie.
Détecter nos instincts nuisibles
Rester maître de ses émotions n’est pas une mince affaire. C’est le thème abordé par Alan Jacobs dans How to Think, a Survival Guide to a World at Odds (2017). Dans cet ouvrage, l’auteur part du constat que nous sommes plutôt les esclaves de nos instincts rigides et de nos émotions. Mais il montre aussi qu’il y a moyen de les assouplir, de les éduquer et de les concilier avec notre raison. Jacob prône la flexibilité émotionnelle pour éviter les conflits avec les autres. Il considère qu’elle rend la vie en société plus paisible, tout comme Susan David prônait la flexibilité pour améliorer son bien être personnel. L’enjeu serait de détecter nos instincts possiblement nuisibles : notre besoin d’être accepté ; nos dégoûts ; nos raccourcis mentaux ; notre difficulté à abandonner des idées pour lesquelles nous nous sommes investis. Pour ce faire, Alan Jacobs propose des conseils contre-intuitifs, comme celui de créer des interactions avec des personnes défendant des positions qu’on déteste. S’obliger à reformuler leurs propos, sans les caricaturer et en veillant à être pleinement respectueux de ceux qui les véhiculent, serait un bon moyen de se libérer de nos rejets instinctifs.
Ne pas renoncer à notre capacité de jugement
Alan Jacobs insiste aussi sur un élément clé d’une bonne gestion des émotions : refuser les groupes, les communautés, les entités qui exigent de nous que nous abandonnions notre esprit critique. La question de la flexibilité touche ici un point délicat. La flexibilité n’est pas une forme de relativisme conduisant mécaniquement à tout accepter. Elle ne doit pas nous conduire à renoncer à notre capacité de jugement, qui reste au cœur de notre capacité morale. D’où le conseil de Jacobs de s’écarter des groupes qui exigent de nous ce renoncement. Ces groupes peuvent être religieux, politiques, familiaux, associatifs, ou même des entreprises. S’agissant de ces dernières, on peut se demander si les évolutions technologiques, économiques et politiques ne font pas peser sur les individus une attente de flexibilité incompatible avec leur « bonne vie ».
C’est la thèse du philosophe et mécanicien Matthew B. Crawford. Dans Éloge du carburateur (2016), il fait un plaidoyer en faveur de l’artisanat. Ce mode d’organisation permet selon lui d’échapper à la bureaucratisation des emplois, au management scientifique conduisant à séparer le travail intellectuel du travail manuel, la conception de l’exécution. Cette dichotomie, bien connue des lignes d’assemblage organisées autour des principes tayloriens, serait aussi à l’œuvre dans tous les métiers de la connaissance. Elle entraînerait une dégradation de la perception de son travail par le salarié. Elle pourrait expliquer, en partie, le syndrome dépressif constaté par l’OMS. D’où l’incitation de Crawford à privilégier les métiers n’exigeant pas cette dichotomie.
Le projet semble peut-être utopique mais le constat est essentiel. La tendance à la centralisation de l’autorité et du droit à penser serait nuisible au bien-être humain, à la capacité de jugement et à la responsabilité individuelle. Le roseau ne rompt pas car il est à la fois flexible et bien enraciné. Il existe nécessairement une tension entre nos racines et la souplesse qu’il faut savoir déployer face au changement. Cette tension s’exprime nécessairement au sein des institutions que nous créons. Comme le conseille Susan David, il faut l’accepter pour pouvoir la piloter.
Cécile Philippe est directrice générale de l’Institut économique Molinari.