La méritocratie, un moyen d’organiser la société avec ses avantages et ses limites
Texte d’opinion publié le 27 mai 2018 dans L’Opinion.
La méritocratie fait partie de ces notions que l’on utilise à tout bout de champ, donnant ainsi l’impression que l’on sait tous de quoi on parle. Mais dès qu’on essaie de le définir, ses contours deviennent flous. En effet, qu’est-ce que la méritocratie ? À quoi sert-elle ? Pourquoi suscite-t-elle des débats passionnés entre ceux qui la fustigent et ceux qui l’adulent ?
La méritocratie est un moyen d’organiser la société et, plus précisément, d’objectiver la distribution du pouvoir entre ses membres. Dans un tel système, le pouvoir est accordé aux plus méritants. À la différence des systèmes aristocratiques ou de castes, qui attribuent du pouvoir aux individus en fonction de leur naissance, la méritocratie propose de rebattre indéfiniment les cartes en fonction du mérite. Il s’agit de récompenser particulièrement l’intelligence, le travail, l’effort.
L’introduction de ces critères de sélection est supposée promouvoir une certaine forme de justice sociale, en remédiant à l’absence de mobilité sociale des systèmes fondés sur d’autres critères. Récompenser le mérite, c’est faciliter l’ascension sociale de la personne issue d’un milieu défavorisé. C’est aussi fournir une alternative à l’accaparement des positions les plus élevées par des personnes riches, paresseuses ou moins brillantes. C’est en tout cas le but d’un système méritocratique.
Mais la réalité n’est pas aussi simple. Des voix soulignent que les démarches méritocratiques ne débouchent pas sur un accroissement de la mobilité sociale à long terme. Dans son essai de 1957 Michael Young – qui a forgé le terme – décrit comment un tel système peut au final favoriser l’émergence d’une élite fortement consciente de son propre talent et donc arrogante (The Rise of The Meritocracy, L’ascension de la méritocratie). Dans ce roman fiction, il décrit comment cela suscite désolation, envie et révolte chez les déclassés et autres laissés pour compte qui n’auront d’autres choix que de se révolter. Prémonitoire ?
Nombreux sont ceux ayant fait le parallèle entre ce livre et l’élection de Donald Trump. Cette dernière serait au moins en partie le marqueur de l’échec du système méritocratique. Dans son roman autobiographique Hillbilly Elegy, J.D. Vance considère qu’aux yeux des classes populaires l’ancien président américain était « un extraterrestre pour des raisons qui n’ont rien à voir avec sa couleur de peau. Il ne faut pas oublier qu’aucun de mes camarades de lycée n’est allé dans une grande université. Barack Obama en a fréquenté deux, dans lesquelles il a brillé. Il est riche, intelligent et il s’exprime comme un professeur de droit constitutionnel (…) Le président Obama a fait ses débuts en politique au moment où beaucoup de gens, dans ma communauté, commençaient à croire que, dans l’Amérique moderne, la méritocratie n’avait pas été forgée pour eux. »
L’échec de la candidature d’Hilary Clinton est, d’une certaine façon, l’échec d’une élite cognitive construite au sein d’un système éducatif élitiste conçu pour mettre en valeur les personnes intelligentes et consciencieuses. L’élection de Donald Trump comme 45ème président des Etats-Unis semble dire qu’il existe d’autres critères de mérite qu’un QI dépassant les normes.
Au final, il est difficile de favoriser l’égalité des chances puisqu’un système méritocratique – en éliminant les différences fondées sur l’origine, le sexe, la couleur de peau – en exacerbe d’autres comme le niveau d’intelligence. Nos sociétés actuelles n’ont de cesse, à raison, de vouloir éliminer les discriminations fondées sur la couleur de peau, la race ou le milieu social. Elles œuvrent en fait dans le sens de la méritocratie. C’est le paradoxe souligné par le biologiste Matt Ridley dans son livre Nurture via Nature et plus récemment dans un article publié dans le Times. Il observe que plus une société s’efforce de devenir égalitaire, plus elle donne de l’importance à l’intelligence.
Or, on sait aujourd’hui le caractère fortement héritable et donc déconnecté du mérite au sens de l’effort. Les études sur les vrais jumeaux au sein des sociétés occidentales indiquent que l’héritabilité de l’intelligence, telle qu’elle peut être mesurée par les tests de QI, évolue entre 30 et 60%. Elle serait de 30% chez les enfants pour lesquels 30% des différences d’intelligence s’expliqueraient par des différences de patrimoine génétique. Elle serait de 40 à 50% chez les adolescents et de 60% chez les adultes. Cette héritabilité croissante est liée au fait que les plus jeunes sont souvent forcés de suivre des voies ne ressemblant pas à ce qu’ils sont au fond d’eux-mêmes. Plus ils grandissent, plus ils ont plus de chances de s’émanciper et de trouver leur niveau intellectuel naturel.
Et nous voilà donc au cœur du paradoxe de cette idée de méritocratie. Ceux qui en sont les pourfendeurs les plus virulents sont aussi souvent ceux qui contribuent à lui donner – sans s’en rendre compte – une importance majeure. Car si le mérite compris comme l’intelligence, les aptitudes, les efforts, le travail se révèle hautement héritable alors on ne voit plus comment renforcer sa prééminence aboutira nécessairement à une redistribution consensuelle des hiérarchies sociales.
Pour autant, il existe au sein de nos sociétés des effets de rappel redistributifs, liés à par exemple à nos choix affectifs ou marchands.
Comme l’écrit Matt Ridley: « Une société organisée en fonction de l’intelligence n’est pas juste car les personnes intelligentes peuvent acheter confort et privilèges. Heureusement, la méritocratie est constamment affaiblie par une force encore plus humaine : la recherche de beaux partenaires. » Il s’explique au travers d’un exemple. Si des hommes intelligents arrivent au top de la hiérarchie, la probabilité est forte qu’ils chercheront à attirer de jolies femmes (et vice versa probablement). Or celles-ci ne sont évidemment pas particulièrement stupides mais elles ne sont pas forcément super intelligentes non plus. D’où un brassage génétique par la beauté susceptible de mettre un frein à la stratification de la société en fonction du cerveau.
D’autres sources de brassage existent, dont le marché là où il est développé. Les valeurs du libre marché ne sont pas méritocratiques par essence. Un entrepreneur qui n’a pas fait Harvard ou HEC peut apporter beaucoup plus à la société qu’un intellectuel n’attirant pas les masses. Le marché ne fonctionne pas selon le mérite, mais selon la valeur perçue par les acheteurs.
L’économiste Friedrich A. Hayek insistait d’ailleurs sur le fait que sur un marché qui fonctionne correctement, la compensation financière ne dépend pas du talent ou des qualités morales de l’entrepreneur. Elle ne dépend pas non plus de l’originalité de ses produits, ni même des efforts qu’il y a mis. Selon lui, le marché permet aux individus d’utiliser la connaissance de leur situation particulière pour créer de la valeur pour les autres. Or, cette situation est question de chance et pas de talent. Comme aucune situation n’est identique, chaque producteur a potentiellement quelques chose – une information, une compétence, une ressource – que personne d’autre n’a, ce qui lui donne un avantage.
Dans « L’utilisation de l’information dans la société », il montre que « l’affréteur qui gagne sa vie en utilisant des cargos dont les trajets se feraient totalement ou à moitié à vide, ou l’agent immobilier dont la connaissance est exclusivement concentrée sur des occasions temporaires, ou l’arbitragiste qui tire profit de différences locales dans le prix des biens, remplissent tous des fonctions particulièrement utiles fondées sur une connaissance spéciale de circonstances passagères, ignorées des autres. C’est sans doute d’ailleurs pour cela que pour Nicholas Nassim Taleb les entrepreneurs sont des héros.
Ces deux exemples montrent que la méritocratie ne risque peut-être pas de devenir l’unique boussole de nos sociétés, ce qui est sans doute une bonne nouvelle. Différents systèmes d’évaluation cohabitent, correspondant à des organisations particulières : famille, entreprises, écoles, marché, administrations, etc. Il est important d’en connaître les avantages et les inconvénients pour tenter de les préserver là où ils sont les plus utiles.
Cécile Philippe est directrice générale de l’Institut économique Molinari.