Fiscalité numérique, soyons factuels, ne nous pénalisons pas
Texte d’opinion publié le 6 février 2019 dans La Tribune.
L’idée que les GAFA échapperaient à l’impôt et qu’il faudrait corriger cette anomalie gagne du terrain. Pourtant, l’analyse fiscale montre que ceux-ci s’acquittent déjà d’impôts significatifs. Et l’analyse économique atteste que la création d’un nouvel impôt sur le numérique risque de se retourner contre notre écosystème.
Partons des faits. Est-ce que les GAFA échappent à l’impôt ? Pour beaucoup de nos concitoyens, c’est entendu, l’économie numérique supporte bien moins de charges que les entreprises traditionnelles. Il est souvent fait état dans le débat d’un taux d’imposition de 8,5 %, très inférieur à celui de nos TPE ou PME. Or cet ordre de grandeur, purement théorique, est radicalement différent de la réalité. Il n’a pas été calculé en partant du vécu des entreprises du numérique, mais en modélisant des cas types d’entreprises fictives « stylisées ». L’analyse factuelle des documents fiscaux montre que le taux d’imposition des quatre principaux acteurs du numérique est en moyenne de 24 % depuis 2009. La réalité est quasiment trois fois plus élevée que l’ordre de grandeur, théorique, mis en avant. Dans le détail, le taux d’imposition réel depuis 2009 varie entre 23 % pour Facebook et 36 % pour Amazon, une entreprise fonctionnant avec des immobilisations et une main d’œuvre significative.
Est-ce que les grands du numérique bénéficient d’une fiscalité particulièrement avantageuse ? Là encore, la réponse est négative. L’OCDE considère que le taux légal moyen d’imposition sur les sociétés était de 24 % en 2018. Lorsqu’on tient compte des mécanismes permettant de réduire l’imposition, telles les incitations à la recherche et développement, on constate que la fiscalité est moindre. En 2017, les économistes estiment que la moitié des entreprises dans les pays de l’OCDE supportait moins de 22 % d’impôts sur les sociétés. Les GAFA ne bénéficient donc pas d’une fiscalité dérogatoire.
Point de vue opportuniste
Indépendamment des faits, la proposition poussée par les pouvoirs publics français n’est-elle pas utile d’un point de vue opportuniste ? Après tout, les grandes entreprises du numérique sont des multinationales américaines. Elles paient l’essentiel de leurs impôts aux Etats-Unis. La mise en place d’un impôt sur le chiffre d’affaires dans l’Hexagone permettrait de capter une partie de cette manne fiscale et de réduire la sur-fiscalité française ? Là encore, la réalité est bien différente. Avec un gain annoncé de 500 millions d’euros, la nouvelle taxe numérique représenterait à peine 0,04 % de nos recettes fiscales annuelles.
Mais le principal problème est ailleurs. L’idée d’une fiscalité sans impact sur l’écosystème français est un leurre. D’une part, nous avons, nous aussi, des multinationales françaises qui font remonter chez nous une partie très significative de leurs profits. Si d’aventure des pays dans lesquels elles sont implantées emboitaient le pas à la proposition française, nous pourrions perdre dans des secteurs comme le luxe ce que qu’on espère gagner dans le numérique. Ce ne serait pas la première fois qu’on lâcherait la proie pour l’ombre…
D’autre part, il est fort probable que la taxe sur le numérique pèsera, en pratique, sur nos consommateurs et nos entreprises. Dans le domaine fiscal, ce n’est pas parce qu’une entreprise collecte un impôt qu’elle en supporte son coût économique. On sait tous que les taxes sur l’essence ou le tabac sont en grande partie assumées par les consommateurs, non par les vendeurs qui les intègrent dans leurs prix de ventes.
Les risques de la démarche française
En outre, plus les entreprises sont innovantes, plus elles génèrent des gains de productivité, plus elles sont à même de faire peser la fiscalité sur d’autres acteurs. Il y a de très bonnes raisons de penser que les géants du numérique arriveront à reporter la taxe française sur notre écosystème, sur nos consommateurs finaux, sur nos TPE, PME ou ETI. Il est aussi à craindre que cette taxe freine le développement d’offres digitales européennes et leur appropriation par notre économie traditionnelle. Ce n’est pas un hasard si deux fédérations, France Digitale et Tech in France, sont récemment montées au créneau pour illustrer les risques de la démarche française vis-à-vis des 1.600 entreprises du numérique qu’elles représentent.
Pour toutes ces raisons, il est urgent de remettre du factuel dans le débat. Le bon sens serait d’abandonner l’idée d’un nouvel impôt sur le numérique, qui pénalisera bien plus notre écosystème que les géants du digital. Il serait d’avancer une résolution avec l’OCDE dans le cadre du Projet sur l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (BEPS). Cette approche est la seule qui minimise les risques d’effets pervers et de report de l’impôt sur les utilisateurs du numérique. Réussissons avec nos partenaires, au lieu de ne pénaliser notre écosystème en prétendant fiscaliser les GAFA.
Nicolas Marques est directeur de l’Institut économique Molinari.