Raisonner avec le silence des animaux
Texte d’opinion publié le 7 mars 2019 dans La Tribune.
Il est instructif de réfléchir sur la signification des mythes dans nos sociétés, en particulier celui du progrès, ce que fait brillamment le philosophe britannique John Gray dans son livre Le silence des bêtes (éd. Les Belles-Lettres).
John Gray est un philosophe britannique. On le confond parfois avec l’autre John Gray, l’essayiste américain auteur de livres sur le développement personnel comme Les hommes viennent de Mars, les femmes viennent de Venus, ce qui fait rire notre philosophe. Comme son homonyme à succès, il se pose des questions qui taraudent les êtres humains depuis toujours, comme donner du sens à nos vies, la notion de progrès, etc. Dans son livre récemment traduit aux Belles-Lettres Le Silence des animaux (publié originellement en 2013), il s’interroge sur la place du mythe dans nos vies et sur les mythes – vrais et faux – auxquels nous croyons dans nos sociétés modernes.
Un des avantages des livres du philosophe, c’est qu’ils ne dépassent pas les 200 pages. L’inconvénient, c’est qu’il faut les lire plusieurs fois pour bien en saisir la teneur. Gray privilégie aussi une présentation assez poétique des choses qui ne rend pas la compréhension facile. Mais on découvre au fil des pages, dans les termes du poète Wallace Stevens, que la poésie est « l’activité même de fabrication des fictions », une fiction suprême. Or, c’est bien de fictions ou de mythes dont l’auteur veut nous parler à travers de longues citations d’auteurs plus ou moins connus : l’écrivain Joseph Conrad, le fondateur de la psychanalyse Sigmund Freud mais aussi le romancier hongrois Arthur Koestler, le philosophe allemand Hans Vaihinger et bien d’autres.
Le mythe du progrès
La place et le contenu du mythe dans la vie humaine sont au cœur du propos de l’auteur. Le mythe central dont il est question est celui du progrès qu’il examine ainsi que ses ramifications. Son propos n’est pas d’affirmer que nous puissions faire sans les mythes. Il semblerait bien que cela ne soit pas une possibilité qui nous soit offerte. Comme le dit aussi le célèbre essayiste Yuval Noah Harari, nous nous racontons des histoires. A ce sujet, Gray cite longuement le psychanalyste Freud qui a beaucoup écrit au sujet des illusions. Pour lui, le mythe est une des manières de s’en sortir avec le chaos des sensations. Il est un moyen que les êtres humains érigent comme des abris contre un monde qu’ils ne peuvent connaître.
Seulement un mythe peut se révéler être une pure illusion et passer totalement à côté de la réalité, et selon le philosophe latino-américain George Santayana ne nous inspire rien de sage. A la question « Dans quel sens les mythes peuvent-ils être considérés comme vrais ou faux ? » il répond « Dans le sens où ils sont articulés par des dilemmes moraux où […] ils sont en mesure de rendre compte du mouvement général et de la conséquence pertinente de faits matériels et peuvent alors, par leur présence, nous inspirer de sages sentiments. » Il ajoute : « Dans ce sens, je dirais que la mythologie grecque est vraie et que la théologie calviniste est fausse. »
S’élever au-dessus du monde naturel
A quelle catégorie appartient le mythe du progrès ? Selon John Gray, il appartient à la catégorie des mythes faux et même dangereux. Mais qu’est-ce au fond que ce mythe du progrès ? C’est cette idée que les êtres humains peuvent utiliser leur esprit pour s’élever au-dessus du monde naturel, que le progrès scientifique – qui est bien réel – est concomitant d’un progrès de la civilisation dans son ensemble sur les plans éthiques et moraux. En même temps que progresserait la raison et l’organisation rationnelle de la société, l’humanité progresserait pas à pas vers l’élimination de l’ignorance et de ce fait du bien et du mal.
Embrasser ce mythe, selon John Gray, est faux car justement le résultat final du progrès de la science est de montrer que contrairement au progrès scientifique, le progrès éthique et moral ne se capitalise pas et n’est donc pas inéluctable. Selon lui, la science est un solvant pour l’illusion, et parmi les illusions qu’elle dissout, on trouverait celles de l’humanisme.
Dans l’idée de progrès que l’on trouve au cœur des mythes humanistes, il y a d’une certaine façon l’élimination de l’aspect tragique de la vie. En effet, la tragédie ou le Mal dans ce prisme sont à relativiser puisqu’ils sont le résultat de l’ignorance ou de l’erreur. Par conséquent, ils peuvent être comblés ou réparés et au final conduire à la vérité. Or, si le monde est chaos et incertain, cette vision des choses ne peut qu’être erronée. D’un point de vue évolutionniste, l’esprit humain ne possède pas de tendance innée vers la vérité ni la rationalité et il continuera de se développer selon un impératif de survie.
La foi dans la rationalité humaine est aussi un des aspects de la croyance dans le progrès. En effet, l’esprit humain refléterait l’ordre du cosmos, il serait un miroir du monde, il obéirait aux lois de la logique et de l’éthique : si tu te connais toi-même, tu connais le bien. C’est ainsi la raison qui permettrait de bien vivre. Pour les humanistes modernes, il n’y a pas de problème que la raison ne puisse résoudre dans le temps.
La fiction de l’idéal de réalisation de soi
Gray insiste aussi du coup sur le fait que l’idéal de réalisation de soi est une des fictions modernes les plus trompeuses qui soit. C’est cette réalisation qui permettrait d’atteindre un autre mythe celui du bonheur. Il affirme à ce sujet que cela « laisse entendre qu’on ne peut s’épanouir que dans un seul genre d’existence, ou dans une variété limitée de vies, alors qu’en réalité tout le monde peut réussir d’un grand nombre de manières différentes. » Il ajoute « Chercher le bonheur revient à avoir vécu sa vie avant que celle-ci soit terminée. On sait tout ce qui est important à l’avance : ce qu’on veut, qui on est… ».
Au final, John Gray essaie de nous dire que notre civilisation occidentale est fondée sur un mythe fragile, celui du progrès. L’espoir progressiste est au cœur de nos modes de fonctionnement, alors que la réalité dément le fait que nous progressions réellement sur les plans moraux et éthiques. Pour le philosophe, si l’animal humain a quoi que ce soit de singulier, c’est sa capacité à accroître son savoir de plus en plus vite, tout en étant incapable de tirer des leçons de son expérience. « Toute réduction des maux universels est une avancée dans la civilisation. Mais à la différence du savoir scientifique, les restrictions introduites par la vie civilisée ne peuvent pas être stockées sur le disque dur d’un ordinateur. Ce sont des habitudes comportementales, qui, une fois brisées, sont difficiles à réparer ». La civilisation comme la barbarie sont naturelles à l’homme et nous ferions mieux de ne jamais l’oublier quand nous pensons au vivre ensemble.
Cécile Philippe est présidente de l’Institut économique Molinari.