L’aube des idoles par Pierre Bentata (Les Editions de l’observatoire, 2019)
Pierre Bentata est professeur d’économie. Il s’intéresse à des sujets proches des nôtres, qu’il s’agisse de l’analyse des politiques publiques ou des questions plus intellectuelles, et écrit périodiquement pour l’Institut économique Molinari. Du coup, lorsque j’ai reçu son nouveau livre, je m’y suis plongée avec grand intérêt. Le projet est très ambitieux. Il ne se cantonne pas à son domaine d’expertise qu’est l’économie, il offre une classification des idéologies actuelles par ordre de nuisance et se permet un éloge en bonne et due forme de l’idéologie dominante actuelle, celle du progrès.
Il y a un certain courage à sortir de son domaine d’expertise pour poursuivre un cheminement intellectuel personnel. C’est le pas que franchit Pierre Bentata en citant le psychanalyste Freud, les philosophes Arthur Schopenhauer et Ludwig Feuerbach, le sociologue Gerald Bronner et bien d’autres. Il s’appuie sur les épaules de ces géants pour répondre à la question : pourquoi les êtres humains sont-ils épris de croyances qui les éloigne d’une réalité qui comprend certes beaucoup de souffrance mais qui offre aussi aujourd’hui des aspects remarquables. Il écrit ainsi : « nous vivons l’époque la plus prospère de l’histoire de l’humanité » ou « un monde plus sûr, plus égalitaire, plus riche, plus tolérant, mieux éduqué et plus ouvert ; tel est le monde dans lequel nous visons. » Et pourtant ajoute-t-il, « nous ne cessons de le critiquer et de percevoir dans les défauts que nous lui inventons la preuve d’une nécessité de tout changer. »
Pierre Bentata s’insurge contre cette volonté de tout changer qui méprise un réel finalement pas si mal au profit des mirages des nouvelles idéologies qui nous font miroiter un avenir radieux mais qu’il faut se garder de croire sans discernement. Car les idéologies, nous dit-il, nous enferment dans un système de pensée qui peut finir par exclure tout ce qui ne s’en rapproche pas et nous isole les uns des autres rendant la vie en société plus difficile.
Ces idéologies, ce sont le nationalisme, le communisme, le libéralisme, l’écologie radicale, le véganisme, le transhumanisme, l’antispécisme et encore la théorie du genre. En dressant les points communs à toutes ces idéologies, en particulier le fait qu’elles se targuent de pouvoir expliquer l’ensemble des phénomènes humains, il s’intéresse de près à la théorie du genre et à l’antispécisme.
Il définit la première comme un exemple de théorie relativiste en ce qu’elle nie la réalité des sexes. Selon cette théorie, les différences de sexe sont socialement construites. Elles ne seraient pas dues à la biologie et le sexe relèverait d’une décision personnelle que chacun devrait être en droit de prendre pour lui-même. La biologie est une contrainte culturelle dont il faut pouvoir s’affranchir.
La théorie antispéciste, dont le chef de file est le philosophe Peter Singer, est quant à elle une idéologie « selon laquelle il n’y a pas de différence entre l’homme est les animaux, car aucune distinction biologique, physique ou cognitive n’est universellement acceptable ». Parler d’espèce relèverait d’un abus de langage. Dans un cas comme dans l’autre, ainsi que dans le cadre des autres idéologies, il y a un risque à pousser trop loin leur logique et à penser qu’elles peuvent être l’alpha et l’oméga dans l’explication des phénomènes réels.
Or, la poursuite d’une idéologie est aussi inévitable, rappelle l’auteur. Nous sommes ainsi faits que nous ne pouvons pas vive sans croire. La poursuite des illusions fait partie de notre constitution, non seulement parce que croire est efficace en termes de survie mais aussi parce que ce serait la seule façon de donner du sens à notre existence, sens dont nous aurions terriblement besoin. Bentata consacre une grande partie de son ouvrage à expliquer en quoi ce manque, ces blessures narcissiques rendent les illusions nécessaires face à une réalité qui n’est en fait qu’elle-même et rien de plus, dénuée de sens, indifférente à notre existence.
Mais si les illusions sont indispensables et qu’en même temps, elles nous isolent les uns des autres parce qu’aucune ne domine plus aujourd’hui et que plus encore elles excluent certains, comment pouvons-nous continuer à vivre ensemble ? Comme l’historien Yuval Harari, l’auteur est convaincu que nous avons perdu notre histoire commune et que l’offre actuelle d’idéologies est un danger pour la vie en société. Il propose donc de classer les idéologies en fonction de leur détestation du réel. Sa préférence va à l’idéologie du progrès qui, à la différence des autres, ne déteste pas le présent à un tel point qu’elle en voudrait l’anéantissement.
Pour conclure, ce livre offre une vision intéressante des choses, même s’il est succinct sur certains aspects comme le classement des idéologies, la place de la biologie comme critère de réalisme ou encore le rôle du progrès dans chacune des idéologies. Il y a, comme chez le philosophe Isaiah Berlin, la tentative salutaire de rappeler que la vie en société est avant tout la recherche de la décence. La décence, c’est comprendre que nous avons tous nos illusions, nos croyances mais qu’elles ne doivent pas nous empêcher de tolérer les croyances des autres dans un équilibre difficile à trouver mais qu’il est impératif de rechercher.