Phébé – L’étude qui prédisait les Gilets jaunes
Grâce à un vaste travail portant sur vingt pays riches, deux sociologues montrent que les révoltes fiscales sont plus causées par l’augmentation des impôts indirects que par celle des directs. Chronique de Cécile Philippe, présidente de l’IEM, publiée dans la revue Phébé.
Dans nos sociétés développées, les sujets fiscaux sont de grande actualité. Le financement de nos États providence dépend de recettes fiscales que les contribuables ne sont pas toujours disposés à offrir, au point que le sujet enflamme périodiquement les esprits et suscite ce qu’on appelle des révoltes fiscales, des actions collectives déclenchées pour des raisons fiscales et émanant de la société civile. Les Français en sont parfaitement conscients depuis le long épisode des Gilets jaunes. La révolte fiscale n’est cependant pas une spécificité française, et c’est l’objet d’une étude de deux sociologues, Isaac William Martin et Nadav Gabay, qui ont cherché à mesurer quel type de taxe était le plus susceptible de provoquer des protestations (« Tax Policy and Tax Protest in 20 Rich Democracies, 1980-2010 », The British Journal of Sociology). Leur conclusion est sans appel et contraire à la théorie standard : les taxes indirectes sont à l’origine d’un grand nombre de révoltes fiscales au cours des trente dernières années.
Jean-Baptiste Colbert est connu pour avoir dit que « l’art de l’imposition consiste à plumer l’oie pour obtenir le plus possible de plumes avec le moins possible de cris ». Le financement actuel des États providence dans la plupart des démocraties les plus riches suppose encore et toujours d’obtenir le plus de plumes. Par contre, il semblerait que nos décideurs publics ne soient pas toujours au fait des toutes dernières tendances pour minimiser les cris. En effet, obéissant à la théorie standard selon laquelle les taxes directes seraient plus visibles et donc plus douloureuses que les taxes indirectes, ils ont globalement tendance à privilégier ces dernières. Or, l’étude de Martin et de Gabay indique, au contraire, que les taxes indirectes expliquent le plus grand nombre des 475 révoltes fiscales dénombrées entre 1980 et 2010.
La doctrine veut que les taxes directes soient plus douloureuses que les taxes indirectes. En théorie, les impôts directs touchent nommément le contribuable et sont assis sur une assiette spécifique, telle que son revenu ou son patrimoine. Les plus connus sont l’impôt sur le revenu pour les personnes physiques et l’impôt sur les bénéfices pour les sociétés. Les impôts indirects sont eux conçus pour toucher indirectement les agents économiques. On dit qu’ils sont indirects, car la collecte de l’impôt a été construite pour reposer sur un tiers qui n’est pas le payeur d’un point de vue économique. Il existe deux grands types d’impôts indirects : les taxes ad valorem, telles la TVA, et les droits d’accises, exprimés par unité de biens. Les droits d’accises sont moins visibles, ils n’apparaissent pas sur les factures ou sur les tickets de caisse, et sont donc considérés comme particulièrement indolores. Ce sont, par exemple, la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE) ou le droit de consommation sur le tabac (DCT). Telle était déjà la conviction du Premier ministre britannique Robert Walpole au début du XVIIIe siècle, telle est celle qui prévaut en économie politique aujourd’hui, en particulier sur la base des travaux du sociologue Harold Wilensky.
Dans leur article, Martin et Gabay ont voulu tester cette croyance. À la recherche des taxes les plus controversées, ils ont constitué une base de données inédite composée, d’une part, des révoltes fiscales de vingt pays démocratiques riches entre 1980 et 2010 et, d’autre part, des caractéristiques spécifiques des mesures fiscales en question. En multipliant les sources journalistiques relatant ces révoltes (Agence France-Presse, Associated Press, Financial Times) et en utilisant les catégories de la fiscalité développées par l’OCDE, ils ont mis en évidence 475 épisodes auxquels ils ont pu attribuer une ou plusieurs de ces catégories, à savoir : cotisations de sécurité sociale, impôts sur le revenu, impôts sur les biens et services déterminés, TVA, ou encore impôts sur le patrimoine.
Leur analyse les conduit aux conclusions suivantes. Bien sûr, les révoltes fiscales sont liées au poids respectif de la taxe en question. Plus le poids d’une taxe en proportion du PIB est élevé, plus grande est la probabilité qu’elle devienne la cible d’une mobilisation populaire, quelle que soit l’année considérée. Fait plus important, leur analyse montre que les catégories de taxation que l’on pensait indolores (droits d’accises et TVA) suscitent bien plus de protestations que d’autres catégories. Dans les pays démocratiques et riches, au tournant du XXIe siècle, ce sont souvent les payeurs des droits d’accises qui crient le plus fort, sans doute parce que ces payeurs se rendent compte du poids croissant de ces droits qu’ils payent bel et bien en bout de ligne.
Soucieux de valider ce résultat et de tester la portée de leur travail, les auteurs ont par ailleurs recensé neuf hypothèses dans la littérature existante sur les mécanismes susceptibles de susciter ou non des révoltes fiscales. Elles portent sur la distribution de la taxe (progressive ou régressive selon que la taxe soustrait une part croissante du revenu quand celui-ci augmente ou, au contraire, baisse), sa concentration sur un groupe particulier d’individus, sa traçabilité – à savoir un marquage clair entre le contribuable et le collecteur – et sa calculabilité – l’effort cognitif à réaliser pour calculer la taxe en question.
Grâce à une série de modèles de régression, ils confirment leur conclusion concernant le non-consentement aux impôts indirects. Plus précisément, les droits d’accises et droits de douane – à savoir les taxes sur des biens et services spécifiques – apparaissent comme des causes significatives et substantielles des révoltes fiscales, à l’inverse des charges sociales qui font plus consensus. La confirmation de ce résultat est l’apport majeur de cette étude, car elle suggère que la tendance de fond de nos États providence, qui cherchent à se financer de plus en plus par des impôts indirects (TVA et droits d’accises), les expose néanmoins à des risques plus élevés de révolte fiscale.
À ce titre, l’épisode récent des Gilets jaunes, absent de la base de données des auteurs centrée sur 1980-2010, confirme ce résultat. Il a été déclenché par une hausse de la fiscalité des carburants – fiscalité qui pénalise sept fois plus le gazole qu’un produit standard taxé à 20 %. Concentrées sur le groupe des automobilistes, ces taxes régressives suscitent un fort mécontentement. Ce qui fait dire aux auteurs que pour se protéger des protestations et susciter le consentement, mieux vaut répartir le fardeau fiscal le plus largement possible sur tous les types de taxes plutôt que de privilégier les taxes indirectes.
À retenir
Bien que nécessaires pour entretenir l’État providence, les impôts peuvent être très impopulaires. En théorie, les impôts indirects devraient être plus indolores que les impôts directs : tandis que les premiers s’appliquent à des biens ou des services, parfois de façon invisible, les seconds sont nominatifs et visibles. Pourtant, deux sociologues qui se sont intéressés à la question des révoltes fiscales dans vingt démocraties riches ont constaté que la contestation de l’impôt concernait bien plus souvent l’impôt indirect que direct. Cela peut s’expliquer par le fait qu’il est le même pour tous, quand l’impôt sur le revenu ou le patrimoine est progressif. Les Gilets jaunes sont une excellente illustration de cette hostilité à l’impôt indirect.
Sur Phébé
Cécile Philippe contribue régulièrement à la revue internationale d’idées de langue française Phébé. Il s’agit d’un magazine du journal Le Point qui vise à éclairer. Dans la mythologie grecque, Phébé (« la brillante ») était la Titanide de la lumière. Phébé offre un panorama unique de la pensée mondiale. Phébé est alimentée par un réseau de correspondants sur les cinq continents. Leur rôle est d’identifier les publications universitaires les plus originales – livres, articles, rapports de think tanks, conférences – et de les restituer dans des articles accessibles pour le public éclairé. Laetitia Strauch-Bonart, basée à Londres, en assure la coordination éditoriale.