Améliorer le rapport qualité-prix des prestations publiques
En cette période d’inquiétudes sanitaire et économique, les Français risquent de pâtir de la faiblesse des processus permettant d’optimiser le rapport qualité-prix des dépenses collectives. Faute d’encourager l’émergence d’arrangements décentralisés plus efficaces, nous risquons de renouer avec nos habitudes, en cherchant à contourner le caractère non qualitatif de nos dépenses publiques par une conjonction de sur-fiscalités, de déficits et de mesures d’économies contreproductives. Extraits d’une intervention au colloque « La fiscalité peut-elle être juste ? » du 6 mai 2019, Palais du Luxembourg, avec des chiffres actualisés en mars 2020.
La fiscalité française a une caractéristique : elle est le reflet d’une société qui a oublié l’économie et l’importance de penser le temps long. Les Français sont les champions de la fiscalité dans toute l’Union européenne. Nous sommes les premiers en termes de prélèvements obligatoires avec 48,4 % du PIB, devant la Belgique, qui est à peu près à 47 %, et devant le Danemark, à 46 % environ, et loin devant la moyenne de l’Union européenne, à 40 %.
Avec une fiscalité aussi élevée, on pourrait s’attendre à ce que nos comptes soient équilibrés. On a beaucoup de recettes fiscales et sociales, il serait donc normal d’être les champions de l’orthodoxie budgétaire. Or, on sait tous que ce n’est pas le cas. Notre déficit au dernier décompte d’Eurostat est à 2,5 % du PIB (fin 2018). La moyenne de l’Union européenne était à 0,7 points de PIB et la moitié des pays européens est à l’équilibre ou en excédent. On pourrait s’attendre aussi, en bonne logique keynésienne, à ce que notre activité soit florissante. L’action contracyclique de l’État est censée permettre un développement économique profitant à tous. Mais quand on regarde le chômage, là aussi nous sommes parmi les moins bons avec 8,2 % de chômeurs, alors que la moyenne européenne est de 6,6 %. Cela fait deux points de différence. Tout le monde fait mieux, sauf l’Italie, l’Espagne et la Grèce. En matière de croissance, on pourrait s’attendre, là aussi en bonne logique keynésienne, à être bien classés. Or, là encore nous sommes loin de compte, puisque nous sommes 26e sur 28 en termes de croissance économique. Sur les cinq dernières années, notre PIB a crû de l’ordre de huit points en volume, tandis que la moyenne de l’Union européenne croissait de dix points en volume. Tous nos voisins font mieux que nous, sauf l’Italie et la Grèce.
Ainsi, en dépit de prélèvements obligatoires records, nous n’arrivons pas équilibrer nos comptes publics. Pire, nous avons un chômage plus élevé, conséquence d’une croissance plus faible que nos voisins.
On reste prisonnier en France d’un discours incantatoire. On nous dit périodiquement qu’il ne sert à rien de rééquilibrer les comptes, voire que cela serait contreproductif. Il suffirait d’attendre que la croissance revienne. On a entendu cela pendant une vingtaine d’années. Je me souviens de Lionel Jospin le disant, de François Hollande également, et quand on écoute les discours de nos grands argentiers actuels, on retrouve malheureusement cette idée. Or, notre enjeu est de sortir d’un cercle vicieux. C’est parce que nous avons des prélèvements obligatoires très élevés que nous avons une croissance faible, un chômage important, un déficit public structurel depuis quarante ans. C’est typique d’un collectif qui a mal fonctionné. On a pensé la fiscalité en oubliant l’économie et le long terme. Vous l’avez tous évoqué dans les interventions précédentes, les recettes qui fonctionnaient, qui permettaient de concilier économie, fiscalité et richesse durable sont celles de Vauban, de Richelieu, de Bastiat ou de Rueff. La fiscalité ne doit pas être l’ennemie de l’économie. Si vous pensez l’un sans l’autre, vous n’avez pas de développement économique et social durable.
Un bon exemple du court-termisme dont nous souffrons, c’est la quête de recettes faciles visant à « colmater » les budgets et plombant l’avenir. À l’Institut Molinari, il y a un sujet qui nous déplaît fortement, ce que l’on appelle les « impôts de production ». C’est ce qu’on prend aux entreprises françaises avant même qu’elles fassent le moindre euro de bénéfices. On est tous habitué en tant que particuliers à payer de l’impôt sur le revenu, parce qu’on a gagné quelque chose. L’économie française supporte 105 milliards d’impôts de production avant même de faire du résultat. Même si une entreprise ou une collectivité ne fait pas de bénéfices, elle est concernée par les impôts de production. Nos impôts de production représentent autant que vingt-trois pays de l’Union européenne réunis, Allemagne comprise. C’est une redoutable illustration d’une fiscalité axée sur les recettes à court terme et hypothéquant le long terme.
On a développé la fiscalité « comme si » la richesse était à durée indéterminée, alors qu’elle est éminemment précaire. On l’a à un instant et elle peut disparaître, si l’on ne prend pas soin des conditions de sa création. Comme le rappelle souvent le Professeur Philippe Nemo, notre richesse, c’est l’héritage de trois-cents ans d’histoire fiscale à 10 points de prélèvements obligatoires. Ces trois cent ans nous ont permis de construire un stock formidable de richesse en France et en Europe. Malheureusement, on entrave le renouvellement de ce stock avec une fiscalité surdéveloppée dans l’Hexagone, avec des recettes fiscales et sociales représentant près de 50 % en France.
Notre défi, c’est d’arriver à repenser le temps long. Keynes disait : « À long terme, nous serons tous morts ». Il disait cela pour justifier les politiques contracycliques, pour dire aux défenseurs des finances publiques équilibrées que ce n’est pas grave s’il y a des dérapages financiers conjoncturels. Selon lui, l’entorse ponctuelle aux règles de bonne gestion était utile lorsqu’elle permettait de faire repartir la croissance, le déficit conjoncturel étant un bon investissement à long terme. Notre sujet, aujourd’hui, est inverse. Le long terme nous a rattrapé. En France, nous avons une croissance faible ne permettant plus de financer nos dépenses collectives. Nous avons 100 % de dette publique visible et 370 % de dette publique implicite liée aux retraites. Ce mode de fonctionnement à crédit, fragile, n’est pas soutenable à long terme.
Une des difficultés réside dans la croyance, fausse, qu’une bonne gestion conduirait nécessairement à dégrader nos prestations collectives. Or, l’analyse du rapport qualité/prix des prestations publiques françaises montre l’inverse. Nous sommes les champions de la fiscalité. Cela ne poserait pas autant de problèmes si nous étions les champions de la qualité, avec une satisfaction généralisée à l’égard des services publics, un chômage faible et des comptes publics bien gérés. Or, on constate que la qualité n’est pas toujours là en dépit de dépenses significatives. Nous avons souffrons d’un médiocre rapport qualité-prix de l’action publique. Pour reprendre un constat de Gustave de Molinari, « L’État n’est pas à bon marché » en France. Notre enjeu est d’arriver à repenser notre action collective pour offrir les services que nos citoyens attendent, au prix qu’ils sont prêts à payer et sans déficit hypothéquant l’avenir.
À l’Institut Molinari, on fait beaucoup de benchmarks, de comparaisons, et on veille toujours à les faire avec des pays proches de notre tradition sociale, comme la Suède, les Pays-Bas, le Danemark. Que nous montrent ces comparaisons ? Qu’on arrive chez ces voisins à avoir à la fois des services collectifs de qualité et des comptes publics équilibrés, contrairement à ce qu’on observe en France. Quelle est la raison de ce décalage ? Notre tradition jacobine. Quand quelque chose ne fonctionne pas bien, on centralise en France, alors que nos voisins ont tendance à décentraliser en faisant jouer la concurrence. Je vais vous donner trois exemples concernant les Pays-Bas.
Nos voisins néerlandais ont des retraites mieux gérées, qui ne coûtent pas autant à la collectivité. En France, nous sommes les champions des dépenses de retraites avec 14 points de PIB consacrés aux retraites. Aux Pays-Bas, cela coûte moins cher et, pourtant, les retraites sont significatives. Les dernières simulations de l’OCDE montrent que la richesse patrimoniale d’un retraité néerlandais est équivalente à celle d’un retraité français. Pourquoi ? Les Néerlandais ont fait différemment, ils capitalisent une partie de leurs cotisations retraites. On sait très bien que quand on capitalise, la retraite n’est pas exclusivement financée par les prélèvements obligatoires, puisque les cotisations sont placées sur des marchés financiers rapportant entre 3 et 6 % à long terme. Aux Pays-Bas, les marchés financiers financent une partie significative des retraites. Cela leur permet d’avoir des retraites confortables avec des dépenses publiques raisonnables et des comptes équilibrés.
Deuxième exemple, c’est le système de santé. Les Pays-Bas plutôt que de centraliser, ont fait confiance à liberté de choix. Comme nous, les Néerlandais ont une longue tradition de protection sociale, initiée par les mutualistes et assureurs dès le XIXe siècle. Pour accompagner le développement de leur protection sociale, ils ont fait le choix de mettre en concurrence les acteurs. En France, on fait l’inverse. On est en train de corseter de plus en plus les mutuelles et certains proposent de tout étatiser, à l’instar de ce qu’on fait aujourd’hui en matière de retraites. Pour certains, la non-étatisation à la Libération est un accident de l’histoire. Cette façon de voir est une contrevérité historique. En 1947, il a été décidé de laisser subsister les assurances complémentaires pour de très bonnes raisons. Soixante-quinze ans plus tard, l’expérience néerlandaise nous montre que ces raisons sont toujours valables et qu’il existe une alternative crédible à la centralisation.
Troisième exemple, c’est l’éducation nationale. En France, l’uniformité et le manque d’autonomie pédagogique font rage, ce qui réduit l’efficacité de notre investissement éducatif. Aux Pays-Bas, nos voisins ont organisé la diversité des méthodes. Vous pouvez avoir accès à toute une série de méthodes pédagogiques et vos enfants ne sont pas prisonniers d’un système dont la qualité est contestée.
Contrairement à ce que certains pensent, bonne gestion ne rime pas avec dégradation des prestations collectives. En matière de retraites, nous pourrions, par exemple, sensiblement améliorer le rapport qualité/prix. Aujourd’hui, les retraites sont le premier poste de dépenses publiques en France. Pourquoi est-il aussi élevé ? Parce que 98 % de nos retraites sont en répartition, la capitalisation représentant seulement 2 %. Peu de pays dans le monde ont osé faire un pari si risqué et coûteux. Accroître la part de la capitalisation, en plaçant une partie des cotisations vieillesse, permettrait de mieux valoriser l’effort des employeurs et salariés français. Nous payons aujourd’hui le prix d’erreurs structurelles dans ce domaine clef, comme dans bien d’autres.
Le risque est que, faute de corriger ces erreurs, on se condamne à un discours incantatoire sur la réduction des dépenses et que l’on repousse sans cesse le rééquilibrage des comptes. Cela fait quarante ans que cela dure, mais cette situation est précaire. Au prochain retournement conjoncturel, la France pourrait se trouver prise au piège, comme l’Italie, la Grèce ou le Portugal lors de la dernière crise. Faute d’avoir osé penser différemment et qualitativement, nous risquons d’être contraints à trancher brusquement dans les dépenses. D’où l’importance de tous les efforts que déployés de part et d’autre pour améliorer la compréhension des enjeux collectifs.