Chronique de Cécile Philippe, présidente de l’IEM, publiée le 31 août 2020 dans la revue Phébé.
Dans son dernier opus, Why We Drive: Toward a Philosophy of the Open Road, le philosophe/bricoleur américain Matthew B. Crawford propose de remettre la technologie à sa place. Libératrice quand elle reste sagement à notre service, elle peut aussi être oppressive quand elle vise purement et simplement à nous éliminer du cœur de l’action. Tel est le risque de la voiture autonome qui, selon lui, illustre bien le danger plus large du vaste mouvement d’automatisation déjà largement à l’œuvre. Ultimement, cela pourrait menacer notre expérience occidentale de démocratie libérale.
La présomption d’innocence est une valeur connue de nos sociétés démocratiques. Moins connue est son corollaire, à savoir la présomption de compétence que nous accordons aux autres. Elle est constitutive de la confiance que nous avons dans leur capacité à gérer les problèmes collectifs inhérents à la vie en société. Cette notion de compétence est au cœur de l’ouvrage. Crawford y attache une importance toute particulière à titre personnel et en tant que citoyen. Appréhendée au travers de la conduite automobile que l’auteur affectionne tout particulièrement, elle permet d’aborder des thèmes variés touchant au plus profond de la nature humaine et aux ressorts de la vie en société. Outre, le plaisir qu’il peut y avoir dans la conduite, la voiture est aussi le cadre d’expérimentations sociales qui entraînent et soulignent nos capacités à nous gouverner nous-mêmes. Nous avons beaucoup à gagner à nous en rappeler avant de céder aux sirènes d’une voiture autonome déresponsabilisante.
Matthew Crawford est un adepte de la motorisation. Moto ou voiture, il aime être au volant d’un bolide qu’il a bricolé lui-même et il participe à toutes sortes d’activités autour de cette passion. Au cours de ses pérégrinations aussi bien physiques qu’intellectuelles, il en tire des leçons sur ce que c’est qu’être humain : se mouvoir soi-même, exercer du pouvoir sur les choses, se mesurer à la prouesse des autres, appartenir à une communauté.
Pour Crawford, conduire, c’est comme marcher. C’est se mettre en mouvement librement. C’est sans doute, pour lui, l’un des droits les plus fondamentaux de l’être humain dont découle nos capacités à nous diriger dans le monde et à vivre en responsabilité en société.
A l’appui de sa thèse, il invoque le vaste programme de recherche en psychologie cognitive portant sur la cognition incarnée qui analyse le va-et-vient entre notre cognition et nos mouvements corporels. Ces derniers seraient au cœur de nos capacité cognitives supérieures. Sans mouvement de soi libre, il est probable, selon les psychologues A. M. Glenberg et J. Hayes, qu’il n’y ait pas de mémoire. Ils observent à ce sujet que « l’amnésie infantile commence à se dissiper quand les enfants commencent à marcher à quatre-pattes puis à marcher. » Nos souvenirs, liés à nos mouvements, nous permettraient de construire nos identités. Sans cette direction de soi par des mouvements libres, nous risquons d’atrophier nos identités au risque même de nous rendre dépressif.
Cet aspect est l’objet des recherches de Kelly Lambert, professeure de neuroscience comportementale à l’université de Richmond en Virginie. Elle a montré que le « mouvement, et en particulier, le mouvement des mains qui conduisent au résultat souhaité, joue un rôle clé de prévention à l’égard de la dépression et autres désordres émotionnels ». Au travers d’une expérience originale récente menée avec Elizabeth Crawford (épouse de l’auteur), des rats ont appris à conduire de petits véhicules confirmant le lien entre mouvement et anxiété.
Si le mouvement de soi est protecteur contre la dépression, c’est par que comme l’écrit Friedrich Nietzsche, cité par l’auteur, le bonheur est « Le sentiment que la puissance croît, qu’une résistance est en voie d’être surmontée. » Cette puissance s’exprime, par exemple, au volant par la capacité à contrôler de manière compétente son propre véhicule ou à maintenir son attention dirigée vers la route en dépit des distractions. C’est aussi la capacité à tempérer son impatience vis-à-vis des autres conducteurs.
La description par Crawford de ses expériences dans le cadre de tournois, de courses, de compétitions automobiles lui permet d’aborder la question des compétences et des capacités dans un cadre social, celui qui réunit des amateurs du genre. C’est notamment au sein de ces groupes de passionnés qu’il lui a été permis d’observer et d’expérimenter la pratique du jeu en ce qu’il participe au développement positif des interactions humaines tel que l’a décrit l’historien Johan Huizinga dans Homo Ludens. Dans des sociétés occidentales ayant trop souvent tendance à considérer le jeu comme une perte de temps et qui refusent la compétition (notamment à l’école) au nom d’une culture égalitaire, ces lieux de confrontation permettent aux êtres humains d’exprimer leur besoin de se battre et de se dépasser. « Oser, prendre des risques, supporter l’incertitude, endurer la tension, voilà l’essence de l’esprit joueur » écrit Huizinga. Sans cadre pour s’exercer, ces capacités risquent de s’atrophier.
Et l’ouvrage de Crawford de prendre une dimension politique à ce sujet car ces capacités sont, selon lui, nécessaires à la vie dans nos sociétés occidentales. La démocratie par le peuple suppose des individus capables de se gouverner eux-mêmes, de contrôler leur comportement et ainsi de gagner la confiance de leurs concitoyens. Or, cela s’apprend et la conduite automobile constitue un de ces processus d’apprentissage. Elle est un cadre privilégié et largement démocratisé permettant de se confronter aux autres et de pratiquer la coopération. Cela n’a rien de naturel. La coopération doit s’exercer faute de quoi elle ne se développe pas ou s’atrophie.
Pour vivre dans des sociétés libres, il faut savoir exercer sa liberté dans la responsabilité. Or, la société sécuritaire et « efficace » semble faire alliance avec l’automatisation à marche forcée au nom du progrès. Au nom de ces deux valeurs érigées en absolu, nos voitures ont déjà été grandement automatisée et cela nous conduit tout droit à la voiture autonome. Certes, reconnait l’auteur, les êtres humains peuvent être de piètres conducteurs, en particulier quand leurs yeux sont rivés sur leur portable mais cette prophétie est autoréalisatrice, l’automatisation ayant elle-même rendu la conduite ennuyeuse. Franchir le pas vers la voiture autonome est une ligne qu’il ne faut pas franchir, selon l’auteur. Pour Crawford, il faut préserver des zones où les compétences (comprises comme la coordination entre mental et mouvement corporel) s’apprennent et s’exercent. Notre capacité à vivre en démocratie en dépend. Ceci est d’autant plus vrai que la technologie peut être pensée pour nous servir plutôt que pour nous asservir.
Le livre de Crawford est un véritable plaidoyer en faveur d’une société qui devrait renoncer à ce que nous poursuivions un transfert effréné de nos compétences et responsabilités au profit de l’intelligence artificielle. Si cette dernière sert les besoins de certitude des entreprises, protège le pouvoir, sous couvert d’objectivité, de la colère populaire, l’intelligence artificielle a le défait majeur d’éliminer du processus d’action et de décision les êtres humains. Elle est un risque pour nous et nos organisations sociales. La circulation sur le rond-point des champs Elysées est un exemple de rationalité obtenue socialement. Elle est possible si nous continuons à exercer nos capacités de jugement et refusons de construire nos politiques publiques à partir de l’idée que nous sommes de facto incompétents à gérer nos vies.
L’auteur
Matthew B. Crawford est l’auteur de Éloge du carburateur : Essai sur le sens et la valeur du travail (2009). Le succès de cet ouvrage a fait connaître l’originalité d’un auteur à la fois bricoleur et intellectuel. Philosophe de métier (docteur en philosophie politique de l’université de Chicago et chercheur associé à l’université de Virginie), sa passion est aussi de modifier et réparer les véhicules motorisés (motos et voitures). Ces deux domaines d’expertises s’enrichissent l’un de l’autre et permettent à Crawford de proposer des réflexions qui sont autant de leçons de vie.
Pour aller plus loin :
M. Glenberg and J. Hayes, « Contribution of Embodiment to Solving the Riddle of Infantile Amnesia, » Frontiers in Psychology 7, 2016.
Kelly G. Lambert, Well-Grounded: The Neurobiology of Rational Decisions (New Haven: Yale University Press, 2018
« Rats are capable of driving tiny cars, researchers found. It eases their anxiety », The Washington Post, 24 octobre 2019.
Johan Huizinga, Homo ludens, essai sur la fonction sociale du jeu, Gallimard, 1988 ; première publication en 1938.