(Re) découvrir Isaiah Berlin, penseur de la liberté
Dans Le Hérisson et le Renard : essai sur la vision de l’Histoire de Tolstoï (Les Belles Lettres, 2020), le philosophe Isaiah Berlin, l’auteur du célèbre Éloge de la liberté, s’interroge en relisant l’œuvre de Tolstoï sur les causes de la destinée humaine à partir d’un vers d’un poète grec : « Le renard sait beaucoup de choses, le hérisson n’en sait qu’une seule, mais grande ! » Pour le professeur d’Oxford, plutôt hérisson, la liberté est une valeur fondamentale au milieu d’un pluralisme irréductible de valeurs. Texte d’opinion par Cécile Philippe, présidente de l’Institut économique Molinari, publié dans La Tribune.
La maison d’édition les Belles-Lettres vient de publier la traduction en français d’un essai du philosophe Isaiah Berlin. Il y commente la théorie de l’histoire de l’écrivain russe Léon Tolstoï. Il n’y a pas meilleur moment pour se précipiter sur ce petit ouvrage car, en cette période compliquée, quel bonheur de se retrouver en si bonne compagnie ! L’auteur explore avec originalité et tendresse la personnalité du célèbre auteur de Guerre et Paix. En prime, l’ouvrage nous offre une préface lumineuse de Mario Vargas Llosa, lauréat du prix Nobel de littérature en 2010.
Comme d’autres figures de l’histoire, Léon Tolstoï avait capturé l’imagination d’Isaiah Berlin en ce qu’il représentait, pour lui, l’exemple triomphant d’un observateur de la vie, gardant une distance nécessaire à cette observation et, pour autant, capable aussi de s’y plonger entièrement et pleinement. Isaiah Berlin en fera, d’ailleurs, sa marque de fabrique : s’immerger dans les écrits des auteurs qui le fascinaient afin de mener sa propre recherche philosophique au cœur de l’histoire des valeurs humaines.
Si Tolstoï participe de cette recherche, c’est parce qu’il est l’exemple typique d’une âme tourmentée, divisée entre ce qu’il ne peut s’empêcher d’être et l’idéal de ce qu’il aurait voulu être. C’est afin de cerner cette caractéristique chez Tolstoï que Berlin introduit la différence entre le hérisson et le renard, titre de son essai.
Division entre renards et hérissons
Cette différence, il la découvre juste avant la Seconde guerre mondiale, dans un vers du poète grec Archiloque : « Le renard sait beaucoup de choses, le hérisson n’en sait qu’une seule, mais grande ! ». Berlin s’amusa alors à diviser les grands auteurs entre renards et hérissons. Goethe serait un renard, tandis que Dostoïevski et Tolstoï seraient des hérissons. En 1951, alors qu’il travaille sur Léon Tolstoï et sa théorie de l’histoire (que l’on trouve notamment dans ses romans), Berlin recourt à cette métaphore. Elle lui permet de détecter un aspect fondamental de la personnalité de Tolstoï, sa vision, point focal à côté duquel sont passés la plupart de ses contemporains et critiques.
Car si Léon Tolstoï était un renard inégalé du fait de sa capacité à saisir et décrire avec finesse « l’expérience réelle d’hommes et de femmes réels dans leurs relations les uns avec les autres », il aspirait – nous dit Berlin – à être un hérisson, capable de rapporter « tout à une vision centrale ; à un seul système […], un principe organisateur, unique et universel ».
C’est dans le cadre de cette recherche quasi obsessionnelle qu’il faut lire Guerre et Paix. On peut y trouver le dilemme moral de ce renard à la recherche de réponses aux « problèmes fondamentaux : problème du bien et du mal, de l’origine et du but de l’univers et de ses habitants, des causes de tout ce qui a lieu. »
Toute sa vie, Tolstoï aspirera, sans succès, nous dit Berlin à trouver les causes réelles des choses et des êtres. D’où son intérêt immense pour l’Histoire, les nombreuses incursions historiques dans ses romans et au final ses profondes désillusions à ce sujet. Incapable d’abandonner son côté renard – cette croyance profonde que ce sont « les faits intérieurs qui, dans l’expérience des êtres humains, sont les plus réels et les plus immédiats ; ce sont eux, et eux seuls qui, en dernier ressort, constituent la vie » -, il ne parviendra jamais à satisfaire son idéal hérisson soucieux de savoir quelle est la puissance qui conduit la destinée des peuples.
Isaiah Berlin ose dans le cadre de son essai une comparaison avec l’auteur savoyard Joseph de Maistre, chez qui il a décerné le même dilemme. Si les deux auteurs s’opposaient radicalement en ce que l’un était « apôtre de l’Evangile qui prêche la fraternité entre les hommes, l’autre, le froid défenseur des droits de la violence, du sacrifice aveugle, et de la souffrance éternelle », les deux étaient unis par l’impossibilité d’échapper au même tragique paradoxe : « c’étaient des observateurs qui ne pouvaient aucunement être abusés par […] les systèmes unificateurs, les croyances et les sciences, qui servaient aux êtres superficiels ou désespérés à se dissimuler les chaos et à le dissimuler aux autres. Tous deux étaient à la recherche d’un univers harmonieux, mais ne trouvaient partout que guerres et désordre. »
L’écrivain Mario Vargas Llosa, qui nous gratifie d’une préface utile à l’essai d’Isaiah Berlin, ne semble pas être un hérisson. En renard assumé, il affirme que le progrès véritable « a toujours été atteint grâce à une application partiale hétérodoxe et déformée des théories sociales. Des théories sociales au pluriel, ce qui veut dire que des systèmes idéologiques différents, parfois inconciliables, ont déterminé des progrès identiques ou semblables. » Adepte de la raison pratique, il propose de s’accommoder des contradictions inhérentes au monde tel que nous le vivons.
Le compromis politique comme moyen de résolution pacifique
Que conclure sur le philosophe Isaiah Berlin, lui-même ? Pour son biographe Michael Ignatieff, Isaiah Berlin était un hérisson qui voyait la liberté comme une valeur fondamentale au milieu d’un pluralisme irréductible de valeurs. A l’origine de conflits inévitables, Berlin voyait le compromis politique comme un moyen nécessaire de leur résolution pacifique.
Ce pluralisme a parfois valu à Isaiah Berlin d’être accusé de relativisme, probablement sans réel fondement. A l’image de cette distinction entre renard et hérisson qui a traversé les âges depuis plus de 2500 ans, il voyait un horizon commun à toute l’espèce humaine et le moyen d’évaluer les cultures selon certains standards ultimes. Reste que la diversité, y compris morale, était aussi, pour lui, une constante de l’humanité. Selon lui, seule l’arrogance rationaliste a pu la mettre sur le compte de l’ignorance ou de la superstition. De telles différences se doivent d’être respectées et protégées, comme il a essayé de les reconnaitre dans cet essai sur les ambivalences et les ambiguïtés de Léon Tolstoï.