Nassim Nicholas Taleb : Le Cygne noir – La puissance de l’imprévisible
Cette recension a été publiée dans Problèmes économiques le 21 janvier 2009.
Récemment traduit en français et publié aux Belles Lettres, le best seller américain de celui qui se décrit comme un philosophe du hasard vaut le détour. D’abord parce qu’il est facile à lire et que l’on tourne les pages sans aucune difficulté, parce qu’on y découvre ou re-découvre de très nombreux auteurs comme Popper, Hayek, Mandelbrot mais aussi parce que l’auteur y secoue un certain nombre de dogmes en cette période de crise financière.
Récemment traduit en français et publié aux Belles Lettres, le best seller américain de celui qui se décrit comme un philosophe du hasard vaut le détour. D’abord parce qu’il est facile à lire et que l’on tourne les pages sans aucune difficulté, parce qu’on y découvre ou re-découvre de très nombreux auteurs comme Popper, Hayek, Mandelbrot mais aussi parce que l’auteur y secoue un certain nombre de dogmes en cette période de crise financière.
L’auteur n’y va pas par quatre chemins : en gros, on essaye d’appliquer des méthodes d’analyse de la réalité beaucoup trop simplistes pour expliquer des phénomènes très complexes qui leur échappent complètement. C’est ainsi que la plupart des gens se laissent aller à croire que le monde est linéaire et que la méthode du rétroviseur (l’analyse du passé permettrait de prévoir l’avenir) explique tout. Du coup, beaucoup se laissent surprendre par l’apparition brutale et imprévisible de ces fameux cygnes noirs qu’il définit exactement ainsi : c’est « un événement qui présente les trois caractéristiques suivantes : premièrement, il s’agit d’une aberration; de fait il se situe en dehors du cadre de nos attentes ordinaires, car rien dans le passé n’indique de façon convaincante qu’il ait des chances de se produire. Deuxièmement, son impact est extrêmement fort. Troisièmement, en dépit de son statut d’aberration, notre nature humaine nous pousse à élaborer après coup des explications concernant sa survenue, le rendant aussi explicable et prévisible » (p. 10). La crise financière actuelle en est le parfait exemple ou la guerre au Liban dont on prévoyait initialement qu’elle ne durerait que quelques semaines, au pire quelques mois. Idem pour le succès de l’auteur d’Harry Potter ou celui de l’auteur lui-même!
Pour Taleb, il y a deux mondes : celui du Mediocristan et celui de l’Extrêmistan. Peu de phénomènes humains concernent le premier (la taille, le poids, etc.) alors que le second est, selon l’auteur, celui de toutes sortes d’événements singuliers et particuliers comme la richesse, le revenu les ventes de livre par auteur, […] le nombre de morts occasionné par la guerre etc. C’est ce monde qui doit nous concerner davantage plutôt que celui qu’il décrit comme le monde du « collectif, du routinier, de l’évident » et surtout du « prévu » (p. 66). C’est dans l’Extrêmistan que surviennent ces fameux cygnes noirs.
L’auteur consacre alors de nombreuses pages à décrire ce phénomène ainsi que les raisons pour lesquelles l’être humain a tendance à les occulter. Cela l’amène à critiquer de façon très pertinente toutes sortes de prévisions, notamment celles des financiers, qui s’appliquant à des phénomènes de l’Extrêmistan ont le défaut d’être fausses et plus encore de nous faire croire que nous vivons dans un monde modélisable et statistiquement prévisible. Et c’est là que l’auteur est le plus virulent, à savoir qu’il accuse les intellectuels et les experts de nous maintenir dans cette croyance qui ne peut qu’être désastreuse et qui nie tout simplement le fait que le futur est imprévisible.
Cette critique ainsi que celle qui consiste à dire que les méthodes de connaissance peuvent différer selon les domaines étudiés sont extrêmement intéressantes et posent des questions essentielles.
On peut cependant s’interroger sur la pertinence de cette distinction entre le Mediocristan et l’Extrêmistan qui oppose les questions de taille, de poids chez les êtres humains à celles de la taille des planètes, des différences de taille d’une espèce à l’autre. L’auteur, en bon sceptique, reconnaît lui-même que ces deux catégories ne sont que d’extrêmes approximations mais que ce qui les distingue c’est le fait que dans l’une des cygnes noirs peuvent apparaître alors que dans l’autre ils sont inexistants car au moins en partie prévisibles.
On comprend ce clivage par rapport au but que s’est fixé l’auteur, en particulier celui de démontrer l’impossibilité de prévoir les cygnes noirs c’est-à-dire d’appliquer des techniques de prévision adaptées à la compréhension et à la prévision dans l’un des mondes mais pas à l’autre. Une autre distinction peut cependant sembler plus pertinente ou moins approximative, à savoir celle qui distingue d’un coté les phénomènes sociaux qui résultent de l’action des hommes (le revenu, le pouvoir d’achat, les marchés financiers, etc.) et de l’autre les phénomènes naturels (la taille, les limites de poids, la taille des planètes, etc.) ? N’est-ce pas plutôt quand on analyse les sciences humaines qu’il est impossible de leur appliquer les méthodes des sciences naturelles ?
Au-delà de cette distinction peut être un peu trop approximative, l’auteur rejette avec raison la méthode de l’induction. Nicholas Tassim Taleb dans la ligne droite du philosophe Karl Popper, rappelle en effet que le processus de vérification (ou de narration dans son langage) ne permet en aucun cas d’arriver à des certitudes car ce n’est pas parce que l’on observe que tous les cygnes sont blancs qu’ils le sont nécessairement. À l’inverse de ce processus logique, il faut lui préférer la « falsification ». Autrement dit s’il est impossible de dire avec certitude que quelque chose est vrai (vérification), on peut affirmer au contraire que quelque chose est faux (falsification). Pour Taleb, ce qui est faux avec certitude, c’est justement de croire que les certitudes existent.
Ce raisonnement semble très attractif car il amène à une démarche scientifique prudente et surtout à se méfier des prévisions qui compte tenu de l’incertitude du futur ne constituent en aucune cas une connaissance certaine. Cependant en érigeant en maître le scepticisme, on tombe dans un autre travers, celui du relativisme qui balaie du champ du possible le fait de pouvoir arriver à des certitudes de façon scientifique, y compris dans le monde de l’Extrêmistan. Si les cygnes noirs existent pour la simple et bonne raison que le futur reste imprévisible, on peut regretter que l’auteur alors qu’il cite l’économiste Friedrich Hayek (p. 240) et l’école autrichienne, ignore tout de certaines certitudes que l’on peut acquérir scientifiquement et qui est le propre justement de cette école. Féru d’épistémologie et y consacrant un chapitre entier, on aurait pu s’attendre à ce qu’il en parle et réconcilie ainsi science et vérité, notamment le fait que certaines caractéristiques de ces cygnes noirs sont certaines (ce sont tous des cygnes) même s’ils restent imprévisibles. Qui a dit que science et prévision étaient nécessairement synonymes !
Le livre de Taleb reste particulièrement pertinent dans la partie critique des prévisions et de tous ceux qui fondent leur foi sur les prévisions économiques (et on devrait a fortiori y inclure non seulement les financiers, mais aussi nos gouvernements). En revanche, il semble jeter le bébé avec l’eau du bain en refusant tout savoir et toute connaissance scientifique touchant à l’existence de « cygnes noirs », en dépit de leur apparition imprévisible.
> Pour plus d’information sur le livre, ou pour le commander, voir le site des Belles Lettres.