Abus de position dominante : un faux concept pour une législation arbitraire
Article publié par La Libre Belgique le 20 février 2006.
«Nous annonçons aujourd’hui que nous allons (…) émettre des licences pour le code-source de Windows lui-même», a déclaré Brad Smith, le directeur des affaires juridiques de Microsoft le 25 janvier. C’est la réponse du géant de l’informatique à la menace d’une nouvelle amende de 2 millions d’euros par jour levée par la Commission européenne pour manquement à son obligation de fournir une documentation facilitant l’interopérabilité entre son système d’exploitation et les logiciels de ses concurrents. La firme Microsoft est depuis un an et demi sous le coup d’une condamnation pour « abus de position dominante ». Elle a dû payer une amende record de 497 millions d’euros. Elle a aussi été contrainte de proposer une version du système d’exploitation Windows sans son logiciel multimédia.
Cette menace de faire payer à nouveau Microsoft n’a de sens que si la condamnation initiale était justifiée. Or, il nous semble que le concept sur lequel repose le réquisitoire contre Microsoft, l’abus de position dominante, est erroné. Selon la commissaire à la concurrence, Neelie Kroes, une firme en position dominante, ayant un « pouvoir de marché substantiel », selon ses propres termes, peut nuire aux consommateurs, notamment en imposant des prix trop élevés. Et cela ne pourrait pas simplement être la conséquence d’une concurrence bridée par des restrictions légales.
Depuis juin dernier, la version sans logiciel multimédia de Windows est disponible à la vente. Selon la Commission européenne, l’intégration du logiciel dans toutes les versions du système d’exploitation nuisait aux consommateurs. En n’offrant qu’un Windows intégré, Microsoft aurait profité de sa position dominante sur le marché des systèmes d’exploitation pour l’étendre au marché des logiciels multimédia, au mépris de l’intérêt des consommateurs. En leur laissant la possibilité d’acheter un Windows sans Media Player, les consommateurs devaient choisir cette version et compléter leur plate-forme avec les consoles media concurrentes.
Cependant, la version sans lecteur multimédia de Windows fait un bide retentissant. A la FNAC des Champs-Elysées, on indique que « les ventes sont pour l’instant nulles ». Certains fabricants d’ordinateurs ont même décidé de ne pas la proposer : « Nous avons mené une étude avec nos commerciaux pour savoir si les clients voulaient de Windows N. Conclusion: le consommateur ne la veut pas; nous ne la proposons donc pas »[Cités dans «[Le Windows sans Media Player fait un bide» – Actualités – ZDNet.fr (3/10/2005)]] dit-on chez Dell France. Il semble bien que Microsoft soit forcé de fabriquer des produits dont personne ne veut, ce qui représente un gaspillage de ressources.
Pas le moins du monde ébranlée par un constat mettant à mal sa thèse de l’abus de position dominante, au moins pour le volet Media Player de l’affaire, la Commission persiste et condamne à nouveau. Pourtant, le principe même d’un « pouvoir de marché substantiel », ouvrant la voie à des abus, est problématique.
Dans le modèle de « concurrence pure et parfaite » servant de référence aux politiques antitrust, tout va pour le mieux pour le consommateur dans une situation de marché libre, à condition que chaque firme n’ait qu’une part de marché insignifiante. Elles n’ont alors aucun « pouvoir de marché », c’est-à-dire qu’elles n’ont aucun contrôle sur le prix qu’elles peuvent demander pour leur produit. Ce prix est « fixé » par le marché. Au contraire, dès lors qu’une firme parvient à « dominer » avec une part de marché importante, elle a le pouvoir d’influencer le prix à la hausse ou d’altérer la qualité des produits, au détriment des consommateurs.
En réalité, cette distinction indispensable à la définition d’un abus de position dominante est erronée. Dans le marché libre, chaque acteur a un contrôle absolu sur sa personne et ses produits. Chaque personne a alors un contrôle absolu sur les prix qu’elle tente d’obtenir pour ses produits mais elle n’a aucun contrôle sur le prix auquel l’échange a finalement lieu, car il dépend du consentement d’un acheteur, par définition nécessaire pour que la transaction ait lieu. Tenter d’identifier des abus de position dominante en fonction d’un quelconque pouvoir de fixer les prix est absurde dans ce contexte.
Les prix sont des phénomènes mutuels. Chaque acteur participe à leur formation. Il n’existe donc pas de situation dans laquelle une firme n’a aucune influence sur le prix. Aussi faible soit la part de marché d’une firme à un moment donné, la décision de mettre en vente ses produits participe à la détermination de l’offre totale du bien et donc du prix de marché. Par conséquent, la situation supposée idyllique de la concurrence pure et parfaite est strictement impossible. Elle ne peut donc pas servir de point de référence pour diagnostiquer des anomalies telle qu’un « pouvoir de marché substantiel ». Ainsi, la raison d’être de la législation contre l’abus de position dominante s’évanouit avec cette notion erronée.
La distinction significative, largement ignorée par la Commission européenne, est sans rapport avec un quelconque pouvoir de marché. C’est le critère de l’entrée, libre ou non. La seule façon de s’assurer que les prix et la qualité des produits se conforment au plus près de ce qui est requis par les préférences des consommateurs, est de laisser à chacun le droit de tenter sa chance sur le marché. C’est ainsi que les tentatives de fixer un prix trop élevé peuvent être déjouées, car les producteurs à même de faire des bénéfices à un prix inférieur sont alors libres de saisir les opportunités de profit ainsi offertes par le candidat-monopoleur. Dans ce contexte, d’importantes parts de marché pour une firme ne peuvent résulter que du soutien des consommateurs.
Dès lors que l’entrée sur le marché est entravée par des dispositifs réglementaires visant autre chose que le respect de l’intégrité physique des personnes et de leurs biens, les firmes présentes sont mises à l’abri de ce challenge permanent qu’est la concurrence et obtiennent des marges de manœuvre pour fixer leurs prix à des niveaux plus élevés. S’il existe des positions dominantes nuisibles aux consommateurs, elles sont le fruit du pouvoir politique, non d’un quelconque pouvoir de marché. Seule l’abolition des textes entravant la concurrence constitue une réponse appropriée. La législation antitrust, loin de défendre le consommateur, réduit ses possibilités de statuer sur la capacité des firmes à le servir en décidant à sa place qui mérite son soutien ou non. Microsoft est aujourd’hui victime d’une politique détruisant la concurrence au nom de la concurrence.
Xavier Méra est chercheur associé à l’Institut Economique Molinari.