Abus de position dominante: la définition reste introuvable
Article publié par l’Agefi le 19 octobre 2005.
Le 23 septembre dernier à New York, la commissaire européenne à la Concurrence, Neelie Kroes, a participé à une conférence internationale consacrée à la politique antitrust. Devant un parterre de juristes, elle a tenté de clarifier les principes sur lesquels sa politique est fondée, «de manière à la rendre plus compréhensible». Son discours portait sur la question de l’abus de position dominante. La légitimité des poursuites lancées par la Commission européenne en son nom est en effet de plus en plus controversée car les textes prêtent à des interprétations divergentes. En définitive, il nous apparaît que Mme Kroes n’a pas apporté de clarifications sur l’essentiel: l’abus de position dominante reste un concept aux contours indéfinis.
Pour Mme Kroes, une firme est en position dominante si elle a un «pouvoir de marché substantiel». Mais qu’est-ce qu’un pouvoir de marché substantiel? La commissaire à la Concurrence ne l’a pas précisé. En tout cas, il est certain que, pour dénoncer la position dominante d’une firme sur un marché, il faut d’abord identifier ce marché.
Ça n’est pas un problème trivial. Une firme vend des pommes. Opère-t-elle sur le marché des pommes, le marché des fruits ou le marché de l’alimentation? Il est évident que les mêmes ventes conféreront à une firme une position différente et que les mêmes actes pourront être plus ou moins entachés du soupçon des autorités antitrust, suivant le marché considéré. Si on suppose que le choix du marché des fruits est pertinent parce que les pommes et les poires sont substituables, les contours d’un marché sont pratiquement extensibles à l’infini, réduisant la position des plus grandes entreprises à l’insignifiance. En effet, tous les biens sont plus ou moins substituables.
Lorsque quelqu’un achète des pommes, il ne renonce pas simplement à d’autres fruits mais à tous les achats auxquels cette somme aurait pu contribuer. Si, au contraire, on tient à l’homogénéité d’un bien pour identifier un marché, il sera bien difficile de trouver un marché «concurrentiel» quelque part, parce que la différenciation des produits va bien au-delà des différentes sortes de fruits. Par exemple, des produits de marques différentes ne seront pas les mêmes aux yeux de nombreux consommateurs, même lorsque leurs caractéristiques physiques sont similaires.
Ceci nous amène à un problème insurmontable. Le seul critère pertinent pour décider si deux biens sont différents ou similaires est ce qu’en pensent les consommateurs. Ce sont eux qui différencient plus ou moins les produits et déterminent subjectivement les contours des différents marchés. Et comme Mme Kroes a insisté sur sa volonté de mettre l’intérêt des consommateurs au cœur de sa politique, ce sont ces marchés qui doivent lui servir de références. Les autorités antitrust devraient alors sonder les âmes et les cœurs de chaque individu pour régler le problème. Mission impossible, à moins qu’elles ne soient dotées d’attributs divins.
Les autorités antitrust ne peuvent pas identifier les contours d’un marché sans trancher la question de manière arbitraire. Elles ne peuvent donc pas déterminer qu’une firme abuse d’une «position dominante». Pourtant, alors qu’on ne sait pas ce qu’est ce «crime», des entreprises telles que Microsoft en ont été jugées coupables. La véritable position dominante ne se situerait-elle pas en dehors du marché?
Xavier Méra est chercheur associé à l’Institut économique Molinari, Bruxelles