La capitalisation collective, enjeu micro et macro
Texte d’opinion par Nicolas Marques, directeur général de l’Institut économique Molinari, publié dans Institutionnels, la lettre d’information trimestrielle de l’Association française des investisseurs institutionnels.
En matière de retraites, certains pensent que la priorité sera de réformer la répartition en 2022, tandis que les enjeux liés à l’épargne auraient été traités avec la loi PACTE. Le débat porte le plus souvent sur la nature et l’ampleur des modifications à faire pour gommer les déficits liés à la répartition. Certains considèrent que la priorité va au recul de l’âge de la retraite, qu’il s’agisse de s’appuyer sur la trajectoire de la loi Touraine ou de l’accélérer. D’autres insistent sur l’importance d’une réforme systémique gommant les différences entre les régimes par répartition ou proposent de mixer ces démarches, même si l’expérience récente a montré que ce chemin était semé d’embuches.
Dans un rapport récent cosigné avec CroissancePlus, nous nous inscrivons en faux par rapport à ces visions déconnectées des enjeux, tant d’un point de vue des individus que du collectif.
Au niveau des individus, l’enjeu est de contrer l’érosion des retraites par répartition. Avec la baisse de la natalité, le rendement des régimes de retraite par répartition décline. Le taux de rendement interne était de 3,7 % pour les générations de 1940, à une époque où la démographie était dynamique et les pensions faibles. Ce taux de rendement sera d’à peine 2,1 % pour les générations 1990 selon le Conseil d’orientation des retraites, en raison de la dégradation des ratios démographiques et de la croissance. Bilan : le niveau de vie relatif des retraités par rapport à l’ensemble de la population devrait chuter de 103 % à 85 % en 2070, soit une baisse de 17 %.
Aussi, l’écart entre le rendement de la capitalisation et de la répartition est devenu très significatif, ce qui constitue un handicap en France. L’époque où Paul Samuelson envisageait un rendement de la répartition égal au rendement de la capitalisation est révolue[1]. Ces deux techniques de financement produisent des résultats divergents, avec un rendement implicite de la répartition inférieur au rendement explicite de la capitalisation. Dans son Capital au 21ème siècle, Thomas Piketty prédit un taux de croissance autour de 1,5 % et un rendement du capital autour de 4 ou 4,5 %[2]. Si ces projections sont bonnes, la répartition, assise sur le taux de croissance de l’économie, serait trois fois moins intéressante que la capitalisation. Pour reprendre les termes d’Olivier Davanne et Thierry Pujol, les cotisations en répartition constitueraient une « taxe implicite » pouvant aller jusqu’à 70 %[3].
Or, en matière de capitalisation, la France est très en retard. Certains pensent que ce retard pourrait être comblé par la loi PACTE. Ce texte garantirait une montée en puissance des capitalisations retraite, grâce aux Plans d’épargne retraite (PER). L’histoire nous montre que l’avenir est en réalité incertain. Les PER sont les héritiers des Préfon et PERP, articles 83 ou plans d’épargne salariale représentant à peine 4 % des cotisations et 2 % des prestations retraite. En dépit des efforts intenses déployés par les réseaux de distribution depuis la loi Fillon (2003), le poids de ces dispositifs est remarquablement stable sur les 15 dernières années. Si la loi PACTE améliore la fongibilité entre plans et gomme les disparités, le plus souvent dans un sens favorable à l’épargnant, elle ne garantit pas une montée en puissance durable et générale de l’épargne retraite. Il est probable que les biais traditionnels subsisteront, avec des PER individuels drainant une clientèle relativement aisée, attirée par la déductibilité des versements de l’assiette imposable, et des formes collectives mises en œuvre dans les entreprises ayant compris les enjeux et les moyens de les adresser.
En 2019, l’épargne retraite représentait 10 % du PIB en France, contre 77 % du PIB en moyenne dans les pays de l’OCDE. Si nous avions été aussi prévoyants que nos homologues, nous aurions 67 % du PIB de plus en épargne retraite. Ces capitaux généreraient des rendements annuels équivalent à 2,6 % du PIB, sous la forme de dividendes ou de plus-values. Notons que ce chiffre correspond peu ou prou au déficit public structurel et au vrai déficit des retraites.
Depuis 1960, le déficit public est en moyenne de 2,5 % du PIB. Les approches traditionnelles n’aident pas à comprendre l’importance des retraites dans cette dérive voire le masquent. Le Conseil d’orientation des retraites considère que les retraite étaient déficitaires de 0,6 % du PIB en 2020, avec une démarche lacunaire se focalisant sur les déséquilibres du secteur privé. Le COR fait ses estimations en considérant que les retraites de l’Etat et des collectivités locales sont à l’équilibre puisque les pensions sont financées par le budget. Si l’argument est correct d’un point de vue juridique, les caisses de retraite des ministères ayant été démantelées dès 1853, il n’a aucun sens du point de vue économique. Dans un rapport réalisé avec CroissancePlus[4], nous montrons qu’en prenant en compte le taux de cotisation retraite des salariés (28 % du brut au lieu de 85 % pour les fonctionnaires civils), le déficit des retraites publiques ressort à 2,8 % en 2020, bien loin de l’image d’Epinal du COR. Les retraites, qui expliquent 60 % de la hausse des dépenses publiques depuis 1960, sont au cœur de la dérive de nos finances publiques, conséquence d’un vieillissement n’ayant pas été correctement anticipé.
Au-delà des finances publiques, le sous-développement de la capitalisation handicape toute notre économie à deux niveaux. D’une part, il faut prélever plus de cotisations sociales pour financer les retraites. Cela renchérit mécaniquement le coût du travail par rapport aux pays s’appuyant à la fois sur la répartition et la capitalisation. Pour limiter les effets délétères sur la compétitivité et l’emploi, les pouvoirs publics ont multiplié les mécanismes de baisses de charges, faute d’avoir su faire monter en puissance la capitalisation, comme le prévoyait la loi Thomas en 1997. Cela a généré une augmentation des déficits de l’Etat, masquant l’ampleur des dysfonctionnements générés par le sous-développement de la capitalisation.
D’autre part, l’atrophie de l’épargne longue pénalise la capacité de nos entreprises à financer leur croissance à partir de fonds propres. Depuis les deux premières révolutions industrielles, on sait que les capitaux longs – et au premier chef l’épargne retraite – sont déterminantes pour financer l’innovation. C’est grâce à l’épargne longue, drainée par les notaires puis par les caisses de retraites, qu’ont été financées les chemins de fers et la montée en puissance des industries française ou anglaise. C’est grâce au développement des marchés financiers américains, avec un Nasdaq accélérateur de succès, que les Etats-Unis dominent aujourd’hui le marché du numérique. A ce stade la capitalisation d’Apple égale celle de tout le CAC 40 et nos licornes sont dépendantes du marché américain pour financer leur croissance.
Pour toutes ces raisons, il est clef de rééquilibrer les retraites françaises. Si l’on se base sur la typologie de l’OCDE ou de la Banque mondiale, la priorité est de faire monter en puissance le deuxième pilier qui nous manque, avec des capitalisations collectives obligatoires. Ce mode de financement économique des retraites a subsisté chez quelques employeurs publics pour des raisons historiques (Banque de France, Sénat) ou a été réintroduit dans certaines professions (pharmaciens). Plus récemment, il a été généralisé de façon consensuelle et probante à tout le secteur public. Depuis sa création en 2003, l’Etablissement de retraite additionnelle de la fonction publique dégage un rendement significatif (5,4 % en moyenne) et a accumulé 35 milliards d’euros. Avec CroissancePlus, nous proposons que l’Agirc-Arrco soit chargée de la mise en place d’un équivalent offrant à tous les salariés du privé une prestation du même type.
En parallèle, il convient de renforcer la résilience du premier pilier en répartition. Il faut augmenter le montant de ses réserves, notoirement insuffisantes, et instaurer des mécanismes garantissant leur reconstitution lorsque des chocs surviennent, à l’instar ce qui existe en Suède. Enfin, il serait bon de renforcer l’attractivité du 3ème pilier, en supprimant le forfait social qui handicape depuis trop longtemps le développement des solutions type épargne salariale ou article 83.
Notes
[1] Samuelson, P. (1958). An Exact Consumption-Loan Model of Interest with or without the Social Contrivance of Money. Journal of Political Economy, 66. [2] Piketty, T. (2013). Le capital au XXIème siècle, Seuil. [3] Davanne, O. et Pujol, T. (1997). « Analyse économique de la retraite par répartition », Revue française d’économie, volume XII hiver. [4] CroissancePlus et Institut économique Molinari (2021), Pour une réforme des retraites qui réponde aux enjeux français : compétitivité, emploi, innovation avec la capitalisation pour tous, septembre.