Pouvons-nous réellement être libres tant que circule le virus du Covid-19?
Se contenter de fustiger les restrictions sanitaires, en éludant les questions de responsabilité, est une vision réductrice de la conception libérale, axée sur la liberté et la responsabilité. Chronique par Cécile Philippe, présidente de l’Institut économique Molinari, publiée dans L’Express.
Depuis l’avènement de la Covid-19, je n’ai jamais été aussi peu libre. Depuis mars 2020, j’ai perdu nombre de mes libertés, pas tant parce que l’Etat français a imposé des restrictions majeures au cours des derniers mois que parce que je ne veux pas attraper Covid pour toute une série de raisons ni la transmettre. Cela m’a obligée à réorganiser complètement ma vie et celle de ma famille pour, en bout de ligne, avoir été contaminée récemment – en dépit des précautions prises – au prix d’une vie sociale réduite à son plus simple élément. Le paradoxe de cette situation est que j’étais finalement plus libre quand le virus circulait faiblement, grâce à des mesures d’atténuation que depuis qu’on le laisse filer. J’avais aussi plus de chance d’atteindre mon objectif tant que la société essayait collectivement de contenir les contaminations. Seulement, ce choix a été abandonné au nom de la liberté et je ne cesse de m’interroger sur le sens de cette liberté regagnée par les uns et perdue par les autres. Autant dire que ce choix collectif réduit plus encore l’espace de liberté auquel j’aspire et ne constitue pas une victoire.
De quoi suis-je supposée me plaindre, puisque mon isolement n’est que le fait de mes choix personnels ? Je ne veux pas me faire contaminer. Très bien. A moi de prendre les mesures adéquates, à savoir ne plus voir personne. Au-delà du fait que cela est évidemment très coûteux sur le plan individuel et familial, l’histoire n’est pas aussi simple.
S’il était absolument évident que l’on peut vivre normalement avec un virus aux mutations d’autant plus fulgurantes que les contaminations explosent, il est évident que mon choix de ne pas me faire contaminer serait une originalité dont il conviendrait que je paie seule les conséquences. Mais si vivre normalement ou comme avant entraîne des conséquences dommageables, ce calcul n’est plus exact. Or, on sait que vivre comme avant – même triplement vaccinés – permet au virus de circuler à vive allure.
Cette allure est d’autant plus grande que les contaminations sont nombreuses et donnent au virus autant de chances de muter. Combien de fois n’avons-nous pas entendu que cette vague était la dernière pour découvrir presque en même temps qu’un nouveau variant préoccupant devenait dominant avec de nouvelles caractéristiques ? Cette dynamique des variants est problématique car une infection peut être suivie d’une autre et cela de façon répétée, la multiplication des épisodes augmentant la probabilité des complications. Bien sûr, il y a les vaccins et c’est une merveilleuse nouvelle. Mais le vaccin lui aussi ne protège pas de la contamination et il doit être renouvelé régulièrement pour continuer d’offrir une couverture adéquate. C’est une course contre la montre qui promet de s’accélérer si des variants plus différents les uns que les autres apparaissent au fil du temps.
Quand nous décidons de participer à cette dynamique, il est décent de se demander si elle peut avoir une fin heureuse. Certains pensent que oui, au nom de l’immunité collective, mais ce serait une promesse réaliste si on pouvait stopper l’émergence de variants. Peut-on vraiment célébrer la reconquête des libertés individuelles tant que nous ne sommes pas capables de bloquer le virus, épée de Damoclès suspendue au-dessus de nos têtes ? Une liberté à crédit posant de perdre des mois ou des années de vie en bonne santé et celle de la faire perdre aux autres.
Cet échange aurait semblé intolérable à quiconque défendait la liberté avant l’arrivée de cette crise. Sauf que les pistes ont été brouillées face à la situation sanitaire. L’Etat, certains diront le Léviathan, a pris des mesures drastiques ce qui focalise l’attention et fait oublier la nature dangereuse du virus et le risque pandémique. Naturel, le virus a alors semblé un ennemi moins virulent et moins dangereux que la force publique employée à le combattre. Plutôt que de se libérer du virus par tous les moyens – y compris vaccinaux – l’objectif est pour certains de s’opposer au joug de l’Etat. Si je suis la première à dénoncer le caractère intrusif de l’Etat et son inefficacité – n’avons-nous pas confiné longtemps sans se débarrasser du virus ? -, le principal ennemi à combattre dans cette situation est, selon moi, le virus. Eprise de liberté, je pense que la société devrait se mobiliser pour bloquer la pandémie et recréer de vraies conditions d’échanges libres de virus. A l’opposé, d’autres pensent, au nom de la liberté, qu’il faut laisser faire le virus. Ma conception de la bonne vie dans la liberté ne correspond pas à ce choix-là.
Des arguments théoriques plaident aussi en ce sens. Comme l’expliquent les experts en complexité Nassim Taleb et Yaneer Bar Yam, il convient de distinguer entre différents types de risques afin de déterminer s’il faut ou non appliquer le principe de précaution, c’est-à-dire s’abstenir de mener certaines actions.
La prise de risque est une nécessité pour innover et le progrès dans une société en dépend, à condition, nous disent les auteurs, que les risques pris soient limités, c’est-à-dire qu’ils ne s’étendent pas à tout le système. Ainsi, pour déterminer si une activité présente un risque systémique ou pas, il convient de se demander si une activité est susceptible d’engendrer des risques à grande échelle ou si, au contraire, la matérialisation des risques restera locale. Ce critère de localité est essentiel, en particulier dans un monde qui, comme on l’a vu avec la dernière crise financière ou la pandémie, a aboli les frontières au moyen de connexions plus nombreuses que jamais.
Deux types de dommages potentiels doivent ainsi être pris en compte pour déterminer une approche appropriée du rôle du risque dans la prise de décision. D’un part, les impacts localisés qui ne se propagent pas, d’autre part, les impacts qui se propagent entraînant des dommages irréversibles et étendus. Dans ce deuxième cas – incluant les situations de pandémie – l’application du principe de précaution est justifiée selon Taleb et Bar Yam.
Enfin, l’exercice de la liberté implique de ne pas éluder les questions de responsabilité. Transmettre un virus susceptible de générer des séquelles durables (long covid) voire d’être léthal pour certains, n’est pas anodin. Occulter l’impératif moral de ne pas nuire aux autres au nom d’un combat pour la liberté, est problématique. Liberté et responsabilité individuelle sont intimement associées dans la pensée libérale, comme en témoignent les écrits de Friedrich Hayek. Les dissocier ne constitue pas un projet de société décent de nature à réunir tous les épris de Liberté. Nous libéraux, nous revendiquons l’efficacité des mesures volontaires et nous battons, contre les contraintes imposées, pour la responsabilité. Il est temps d’en faire preuve dans le domaine de Covid, en contribuant à réduire sa propagation tout en défendant la Liberté.