Le talent, ça se protège!
Texte d’opinion par Cécile Philippe, présidente de l’Institut économique Molinari, et Gunhild Alvik Nyborg, épidémiologiste, MD, PhD, BSc Econ, Oslo, Norvège, publié dans La Revue Politique et Parlementaire.
Après le Giro 2023, c’était cet été au Tour de France de réintroduire un protocole Covid (masques et tests), sans doute pour éviter le sort réservé au tour d’Italie qui avait vu l’abandon de près du tiers des cyclistes à deux jours de l’arrivée. L’approche préventive du Tour français contraste avec la société qui dans son ensemble a largement tourné la page Covid. Suscitant surprise et déception pour le grand public, le choix des organisateurs n’est pour autant pas dénué de fondement. Eu égard aux données scientifiques qui s’accumulent sur les effets à long terme de Covid et les vagues qui se succèdent les unes après les autres, il y a de bonnes raisons de vouloir protéger les coureurs dont il est exigé des performances extrêmes.
De manière plus générale, la protection contre la Covid et contre les maladies infectieuses devrait rester une priorité, notamment pour protéger les talents.
L’économiste Tyler Cowen et l’entrepreneur Daniel Gross rappellent dans leur livre consacré à ce sujet combien le talent – sportif, artistique ou économique – constitue une ressource rare. A leur manière, ils expriment la fameuse métaphore de l’économiste Vilfredo Pareto selon laquelle 80 % des effets sont le produit de seulement 20 % des causes. Dans le cas des talents, ces derniers expliqueraient une proportion extrêmement élevée des performances en général et de la croissance économique en particulier. D’où l’importance de dénicher les talents existants pour qu’ils puissent contribuer à la hauteur de leur extrême créativité et productivité.
Or, la dégradation prématurée de l’état de santé – avec par exemple des affections de longue durée comme le long Covid – constituent une menace pour ces talents. Au-delà des conséquences individuelles douloureuses, la succession des vagues avec son lot d’infections pourrait à terme affecter le capital humain au point d’avoir un effet négatif sur la croissance future de nos sociétés.
D’où peut-être l’approche préventive du Tour de France, ou celle des organisateurs du Forum économique mondial à Davos en janvier dernier. En début d’année, les organisateurs avaient fait appel à un large éventail de solutions permettant de prévenir la transmission de Covid-19 sans nuire aux libertés individuelles et au caractère convivial de l’événement.
Trois ans après le début de Covid, on sait que ce virus ne se contente pas de rendre certaines personnes malades, il peut s’accompagner de symptômes prolongés, fluctuants et multi-systémiques pouvant toucher, selon une étude portant sur une cohorte très importante publiée dans Nature, jusqu’à 12 % des personnes infectées et vaccinées. Les variants récents semblent présenter des risques moins élevés même s’ils ne sont pas négligeables.
Les symptômes neurologiques et cognitifs sont parmi les symptômes les plus répandus avec la fatigue bien sûr, le « brouillard cognitif » et les problèmes de concentration. Les troubles des fonctions exécutives, de la vitesse de traitement, de l’encodage de la mémoire et de la mémorisation sont également des symptômes fréquents. Des tests neurocognitifs complets ont révélé une déficience de ce que la médecine appelle « les processus de construction visuo-spatiale », ceux qui permettent d’analyser, de comprendre et de se représenter l’espace (l’environnement) en deux ou trois dimensions.
Si on ne sait toujours pas quel sera l’impact à moyen terme des réinfections, elles sont porteuses de risques individuels et sociétaux.
Au niveau individuel, le risque est de ne pas pouvoir mettre pleinement en œuvre ses talents par manque d’énergie, de concentration, de fatigue, etc. Au niveau sociétal, l’addition pourrait être lourde.
Au-delà des sportifs, la Covid pourrait interagir négativement sur le capital humain des entrepreneurs, ce qui expliquerait le luxe de précautions prises lors du forum de Davos. Comme l’expliquait déjà au 19ème siècle l’économiste français Jean-Baptiste Say, « ce genre de travail exige des qualités morales dont la réunion est peu commune ». L’entrepreneur a « la tête habituée au calcul » pour « comparer les frais de production avec la valeur que le produit aura lorsqu’il sera mis en vente ». Dans la même veine, l’économiste autrichien Josef Schumpeter soulignait à quel point l’entrepreneur possède une capacité d’exécution des nouvelles combinaisons « difficile et accessible seulement à des personnes de qualité déterminées ». Rares sont ceux qui « ont les aptitudes voulues pour être chefs dans une telle situation ». Comme l’indiquent l’économiste Tyler Cowen et l’entrepreneur Daniel Gross, « il y a une pénurie de travailleurs et de leaders qui peuvent faire bouger les choses. » Ils soulignent que la main-d’œuvre talentueuse est plus rare que le capital, comme en témoigne la relative abondance de capital-risque. Selon les deux auteurs, de 20 à 40 % de la croissance économique aux Etats-Unis depuis 1960 proviendrait d’une meilleure allocation des talents.
Ces talents, qui ne correspondent pas nécessairement au niveau de diplôme, sont aussi visibles dans la capacité de certains à faire face aux situations les plus extrêmes et dangereuses. Dans son livre The Survivors Club: The Secrets and Science that Could Save Your Life, l’écrivain et journaliste Ben Sherwood, les décrit comme des personnes capables de « gérer une crise de manière relativement calme et rationnelle. Sous le stress, ils se ressaisissent rapidement. Ils évaluent clairement la situation. Leur prise de décision est claire et ciblée. Ils sont capables d’établir des priorités, de faire des plans et de prendre les mesures appropriées. »
Dans la même veine, John Leach, chercheur en psychologie de la survie, a exploré, les qualités exceptionnelles des survivants. Cet ancien psychologue militaire a cherché à comprendre les raisons pour lesquelles la plupart d’entre nous étions démunis en situation de crise extrême. Face à un risque donné, il a observé que seule une minorité de la population dispose des bons réflexes. Véritable externalité positive, cette minorité peut aider le reste de la population à se sauver, en l’aidant à dépasser la stupéfaite ou tétanisée à sortir de son apathie.
Nous aurions tous à perdre à une raréfaction des talents liée à un défaut de mobilisation face au retour de défis épidémiologiques.
Aussi la montée des mesures préventives volontaires chez certains – loin de surprendre – devrait être accueillie comme une bonne nouvelle. Comme l’a montré l’économiste Gary Becker, le capital humain est une clef de la prospérité. Apprendre à le préserver est un enjeu individuel et collectif dans un monde ouvert reposant sur la division du travail.