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Réglementations comportementales et moralisatrices: les Etats actuels toujours plus intrusifs

Il ne s’agit plus de lutter contre les comportements créant des risques pour les tiers, mais de protéger par la contrainte les consommateurs contre les risques qu’ils sont susceptibles de créer pour eux-mêmes. Texte d’opinion par Cécile Philippe, présidente de l’Institut économique Molinari, publié dans l’Opinion.

Dans son tout dernier livre The New Leviathans, Thoughts after Liberalism, le philosophe anglais John Gray indique à quel point la plupart des Etats actuels sont loin de l’idée qu’en avait Thomas Hobbes. Non pas qu’ils sont moins totalitaires, comme l’est a priori un Léviathan mais, au contraire, en ce qu’ils sont beaucoup plus intrusifs que celui qu’imaginait le philosophe anglais du 16ème siècle.

En effet, comme l’écrit Gray, Hobbes n’aurait jamais pu imaginer les Etats totalitaires du 20ème siècle ni ceux des sociétés démocratiques actuelles. Car l’idée que se faisait celui-ci du pouvoir étatique visait à protéger les citoyens les uns des autres et de leurs ennemis extérieurs. Les buts de son Léviathan étaient strictement limités. Les objectifs des nouveaux Léviathans, nous dit Gray, sont beaucoup plus larges. « À notre époque où le futur semble profondément incertain, ils aspirent à donner du sens à la vie de leur sujet. Comme les régimes totalitaires du vingtième siècle, les nouveaux léviathans sont des ingénieurs des âmes. »

Les réglementations comportementales ou moralisatrices sont en ce sens un cas d’école puisque l’approche à l’égard des comportements dits à « vices » est devenue de plus en plus moralisatrice au fil du temps, comme nous le mesurons dans la 5ème édition de l’indicateur des Etats moralisateurs.

Ce classement des pays de l’Union européenne et limitrophes en fonction des interdits sur le tabac, la cigarette électronique, l’alcool, les aliments et boissons sans alcool est l’un des plus exhaustif en la matière avec plus de 1 100 points de comparaison. Il confirme la tendance au durcissement dans les 27 pays de l’Union européenne et trois pays limitrophes (Royaume-Uni, Norvège et Turquie) couvrant au total 610 millions de personnes.

L’élargissement du champ d’application des réglementations comportementales est une tendance de fond inquiétante. Les pouvoirs publics ne se contentent plus d’encadrer l’alcool ou le tabac. Ils développent de plus en plus de règlementations particulières sur les aliments les boissons sans alcool ou la cigarette électronique. Il ne s’agit plus de lutter contre les comportements créant des risques pour les tiers – par exemple contre la conduite en état d’ivresse ou le tabagisme passif – mais de protéger par la contrainte les consommateurs contre les risques qu’ils sont susceptibles de créer pour eux-mêmes.

L’approche à l’égard des comportements à vices est ainsi devenue excessivement précautionniste. Elle ne vise pas à réduire les risques systémiques, qu’il faut veiller à endiguer en raison de leur nature multiplicative, mais contre les risques en général et en l’espèce ceux associés à une « mauvaise hygiène de vie ». Or, l’approche précautionniste gagnerait à être réservée aux risques systémiques menaçant la société dans sa globalité. Sinon, il y a danger que le principe de précaution soit rejeté en bloc, y compris quand il peut être crucial d’y recourir, par exemple dans le cadre de pandémies. Abuser du principe de précaution, en l’appliquant à des comportements qui ne présentent pas de risques de contagion pour les autres, c’est aussi créer du risque.

Dans la dernière édition des Etats moralisateurs, la France occupe la 13ème place, position intermédiaire dans la catégorie des pays moyennement moralisateurs. Elle faisait initialement partie des pays les plus moralisateurs, avec une 9ème position dans l’édition 2016 de ce classement et une 6ème position en 2017. Mais, avec le temps, en raison de la forte montée en puissance des législations moralisatrices chez ses voisins, la France apparait plus tolérante. Plus spécifiquement, la France est 23ème pour les produits alternatifs au tabac comme la cigarette électronique, 10ème pour l’alcool, 7ème pour les aliments et boissons sans alcool et 5ème pour le tabac.

En 2023, c’est la Turquie qui occupe la place de l’Etat le plus moralisateur, suivie de la Norvège (2ème), puis de la Lituanie (3ème). A l’opposé, l’Allemagne est en tête des pays les moins moralisateurs (30ème), suivie de la République Tchèque (29ème) et de l’Italie (28ème).

Si la France se situe en position moyenne, ce n’est pas tant que ses réglementations en matière de tabac, d’aliments et boissons sans alcool et d’alcool sont clémentes, mais dans la mesure où elle adopte un positionnement pragmatique concernant les produits alternatifs au tabac comme la cigarette électronique. Cela mérite d’être salué, car une politique visant des changements de comportements doit impérativement s’inquiéter pour réussir de l’existence, ou pas, de bons substituts. Elle doit éviter l’écueil d’être exclusivement pénalisante pour le consommateur.

Dans le domaine de la cigarette électronique, l’Hexagone fait souvent le choix de l’autorisation qu’il s’agisse de l’étalage, des arômes, des emballages. Nous n’avons pas choisi d’aligner les réglementations et fiscalités des nouveaux produits du tabac sur celles des cigarettes traditionnelles. Cette approche pragmatique misant sur des produits de substitution solides est la bonne. De nombreuses études indépendantes trouvent une amélioration de l’état de santé des fumeurs, une fois que ceux-ci remplacent la cigarette par des produits sans combustion, qu’il s’agisse du snus, de la cigarette électronique, du tabac chauffé, ou des sachets de nicotine. Par ailleurs, lorsque de bons substituts existent, on évite les fréquents écueils liés à la multiplication des restrictions et taxations comportementales.

En effet, nombre de travaux confirment le lien entre fiscalité et développement du trafic illicite et des marchés parallèles. Quelles que soit les méthodes utilisées pour estimer la taille du marché noir et quels que soient les pays observés, il apparaît qu’un alourdissement de la fiscalité entraine une augmentation du commerce illicite. Dans l’une des premières études portant sur l’ensemble des pays de l’OCDE, Friedrich Schneider (2010), grand spécialiste du sujet, observe que la fiscalité explique 45 à 52 % de la taille du marché noir. En moyenne, une augmentation de 10 % du taux d’imposition s’accompagne d’une croissance de 1 % de la taille de l’économie souterraine, et l’effet est deux fois plus important pour les pays développés. Le Danemark, premier pays à avoir introduit une taxe sur les graisses saturées en octobre 2011 a mis un terme à cette expérience dès l’année suivante : les Danois ayant contourné la hausse des prix en se fournissant directement en Suède et en Allemagne, réduisant à néant les bénéfices attendus en termes de recettes fiscales et de santé publique.

Par ailleurs, il existe un large consensus sur le fait que les taxes sur les produits considérés comme nocifs – cigarettes, alcool, boissons ou aliments sucrés ou gras – sont pénalisantes pour les plus modestes. Elles sont fortement régressives, à savoir que leur poids augmente – en termes absolus ou en proportion du revenu – quand le revenu baisse. Lorsque l’interventionnisme retarde, de façon contreproductive, l’émergence de substituts moins nocifs, les personnes au pouvoir d’achat limité se tournent vers des stratégies de contournement et de substitution potentiellement délétères.

Il va sans dire que les comportements dangereux pour autrui doivent être encadrés voire interdits. Mais cela n’implique pas d’adopter une position précautionniste qui aille toujours plus loin dans les interdictions et taxes. C’est possible de lutter contre les accidents routiers liés à la consommation d’alcool, sans pour autant imposer le zéro degré l’alcool dans le sang. De même, il est possible de lutter contre les effets du tabac sur les tiers, avec l’installation de fumoirs, sans augmenter infiniment la fiscalité qui représente à l’heure actuelle 525 % du prix hors taxes d’un paquet de cigarettes à 11 euros.

Comme le disait Georges Pompidou en 1966, la révolution serait d’ « arrêter d’emmerder les Français » et revenir à une vision plus hobbesienne de l’Etat, celle qui vise à maintenir la coexistence des uns avec les autres et réserve l’usage de l’approche précautionniste aux situations de risques multiplicatifs pour autrui, comme le sont notamment les guerres et les pandémies.

Cécile Philippe

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