L’autosuffisance alimentaire n’est pas gage de développement durable
Article publié sur LeMonde.fr le 29 septembre 2010.
Contrairement à la sécurité alimentaire qui vise à assurer un accès régulier à une alimentation abordable, saine, nutritive et suffisante, la souveraineté alimentaire serait le droit pour les peuples de définir leurs propres politiques agricoles afin de garantir leur autonomie. La principale mesure mise en avant par ses partisans consiste à ériger des barrières au commerce et à recentrer la production vers la communauté locale.
Cette agriculture de proximité aurait d’importants bénéfices environnementaux, économiques et de sécurité alimentaire. N’étant plus soumis à la seule logique du profit, les petits agriculteurs pourraient vivre de leurs activités, protéger les populations avoisinantes contre les aléas du commerce mondial et ne plus surexploiter l’environnement. Il serait alors possible de diminuer les émissions de gaz à effet de serre en réduisant les distances parcourues par les aliments. De multiples petites productions garantiraient également une plus grande biodiversité que les grandes monocultures. Dans les faits cependant, la souveraineté alimentaire ne fait qu’exacerber les problèmes que ses supporters disent vouloir combattre.
Une plus grande insécurité alimentaire
Peu importe leur nature, toutes les productions agricoles sont périodiquement victimes de grêles, de sécheresses, de gelées, de pluies trop abondantes, d’inondations, de trombes, de tornades ou d’ouragans. À ces aléas climatiques s’ajoutent des problèmes liés aux insectes ravageurs et aux rongeurs; des maladies des plantes et des animaux provoquées par des champignons, des virus et des bactéries; et d’autres calamités allant des tremblements de terre aux incendies.
Historiquement, les échanges interrégionaux ont permis de répartir les risques inhérents aux productions agricoles en acheminant les surplus de certaines régions vers d’autres où les récoltes ont été mauvaises, prévenant par le fait même une hausse autrement plus rapide des prix dans les régions en difficulté. Paradoxalement, la souveraineté alimentaire entraîne des risques beaucoup plus élevés en plaçant presque tous ses oeufs dans le même panier géographique.
L’appauvrissement des populations locales
Bien que d’autres facteurs entrent en compte, la spécialisation régionale des productions agricoles résulte essentiellement d’avantages régionaux considérables en matière de qualité des sols et du climat. Promouvoir la consommation de denrées locales non concurrentielles implique donc obligatoirement plus d’intrants (eau, engrais, pesticides, serres chauffées, etc.) et de surfaces agricoles, ce qui se traduit par des prix beaucoup plus élevés. Le gain économique de l’agriculteur non compétitif se fait donc aux dépens des consommateurs qui doivent payer plus cher pour un produit similaire ou le même prix pour un produit de moindre qualité. Ce faisant, les consommateurs ont moins d’argent pour acheter autre chose (incluant d’autres types de productions locales), ce qui a des effets négatifs sur la création d’emplois non agricoles.
Les producteurs locaux concurrentiels bénéficient pour leur part de deux façons d’un marché de plus grande taille. Premièrement, bon nombre de consommateurs plus éloignés sont disposés à payer davantage pour leurs productions. De plus, le fait que les périodes de récolte diffèrent entre régions éloignées les unes des autres évite la dépréciation rapide du prix de vente qui accompagne inévitablement la mise sur le marché simultanée et strictement locale d’un même produit par plusieurs exploitants. Si dans ces circonstances les consommateurs locaux doivent payer davantage pendant la période des récoltes locales, ils bénéficient pendant le reste de l’année d’une plus grande accessibilité à ce produit et de prix plus abordables.
Les dommages environnementaux
On accuse fréquemment les grandes monocultures de réduire la biodiversité. Or dans les faits, en concentrant la production dans les meilleurs territoires et en améliorant sans cesse les rendements, l’agriculture moderne a permis au cours des deux derniers siècles la reforestation à grande échelle des terres agricoles marginales délaissées par leurs propriétaires. Ce constat est particulièrement notable en France où, malgré une croissance économique et démographique très importante, le couvert forestier est en expansion depuis les années 1830. Parce qu’elle est moins productive, l’agriculture de proximité requiert davantage de surfaces cultivées et d’intrants et est donc moins durable.
L’argument selon lequel une plus grande production locale réduit les émissions de gaz à effet de serre (GES) ne tient pas non plus la route, car toutes les études sérieuses démontrent que les segments liés à la production (ensemencement, récolte, entreposage, transformation, etc.) ont un impact beaucoup plus significatif à ce niveau que le transport. Par exemple, aux États-Unis, une étude suggère que 4 % des émissions totales de GES associées à la nourriture proviennent du transport sur de longues distances tandis que la production des aliments en représente 83 %. Produire autant que possible dans les zones les plus appropriées permettrait donc, malgré de plus grandes distances parcourues, de réduire bien davantage les GES que l’agriculture de proximité. Le prix des aliments, bien qu’imparfaits en raison de nombreuses mesures politiques qui encouragent l’inefficacité (subventions, quotas, tarifs, etc.), donne généralement une idée beaucoup plus juste de l’impact environnemental des productions agricoles que leur lieu d’origine, car il tient compte de tous les coûts de production. Toute discussion sérieuse de la réduction des GES dans le secteur agricole doit donc cibler en priorité l’élimination des entraves au commerce.
Loin d’être bénéfiques, la souveraineté alimentaire et l’agriculture de proximité entraînent au contraire de plus grands dommages environnementaux, un appauvrissement des populations locales et une sécurité dans l’approvisionnement bien moindre que la libéralisation du commerce agricole.
Pierre Desrochers, est professeur au Département de géographie à l’Université de Toronto, et Hiroko Shimizu, économiste et consultante pour l’Institut économique Molinari.