L’équation bénéfice-risque arbitrairement ignorée
Entretien publié dans l’édition d’avril 2015 de l’AGEFI Magazine.
Longtemps dénigré et accusé de tous les maux, le marché du tabac connaît une renaissance avec des innovations capables de changer les habitudes — et la santé — des consommateurs. Apparue en 2007, la cigarette électronique (ou « e-cig ») fait preuve d’un succès croissant en France et dans le monde. Celle-ci ainsi que d’autres substituts, comme les produits du tabac à chauffer, représentent dorénavant des alternatives crédibles au tabac.
Le tabac est un facteur primordial dans la mort prématurée de 73 000 personnes par an en France. Depuis plusieurs années, les méthodes de sevrage tabagique traditionnelles n’arrivent pas à enrailler ce chiffre. Cependant, les ventes de tabac en France diminuent, surtout chez les jeunes. Cette baisse inespérée est en partie imputable à l’e-cig. Cette dernière est le résultat des progrès technologiques faits en matière de miniaturisation des batteries. Selon la firme Goldman Sachs, c’est l’une des huit technologies perturbatrices de ce siècle, et elle est en évolution constante.
Le cœur du problème est la lutte contre les effets du tabac. Il est primordial de savoir si l’e-cig doit être considérée comme un produit tombant sous le coup des lois contre le tabagisme. Au final, c’est une question de mode d’absorption de la nicotine. « Faut-il laisser le marché de la nicotine totalement ouvert en considérant qu’elle est un produit utile ou procurant du plaisir à certains? Ou faut-il l’extraire progressivement de notre société? », interroge le rapport Dautzenberg. L’économiste Frédéric Sautet, de l’Institut économique Molinari, tente d’apporter une réponse.
La cigarette électronique constitue-t-elle un moyen efficace de réduire le tabagisme?
Un tiers des vapoteurs quotidiens sont d’anciens fumeurs et deux tiers sont des fumeurs actuels. La question de santé publique est de savoir si l’e-cig peut créer une dépendance chez le non-fumeur et si elle peut maintenir la dépendance chez un fumeur de tabac passé à l’e-cig.
Les premières conclusions sont prometteuses même s’il y a des désaccords entre les scientifiques. La nicotine est un produit vénéneux et addictif quel que soit son mode d’administration. Il est fort possible que l’e-cig soit addictive pour les non-fumeurs. Cependant l’e-cig semble être un meilleur moyen pour arrêter de fumer que les substituts nicotiniques. De toute évidence « le risque de prise prolongée de nicotine est beaucoup moins grand [avec l’e-cig] que celui de continuer à fumer ». L’e-cig apporte de la nicotine sans les produits de la combustion du tabac (les goudrons et le monoxyde de carbone).
Au regard de la pauvreté de résultats des méthodes de sevrage classiques (ex. : patch, gomme, comprimé), une alternative comme l’e-cig est la bienvenue, même si elle n’est pas parfaite. C’est une question d’efficacité relative et non absolue. L’e-cig fonctionne mieux que les méthodes classiques de prise en charge du tabagisme dont les ventes sont en baisse depuis 2010. Même les inhalateurs nicotiniques ne donnent pas la même satisfaction que l’e-cig. Il faut 25 minutes aux premiers pour provoquer un soulagement du manque de nicotine. Ce délai est bien plus court avec l’e-cig qui a également l’avantage d’avoir moins d’effets secondaires que l’inhalateur. C’est aussi une question de capacité à reproduire la sensation sur la gorge du vapoteur au moment de l’inhalation.
Les articles scientifiques qui montrent un effet significatif de l’e-cig dans le sevrage du tabac sont de plus en plus nombreux. Un article publié dans la revue Addiction sous la direction du Dr Jamie Brown montre que l’e-cig a des effets positifs sur l’arrêt du tabagisme. L’e-cig est 60 % plus efficace dans l’aide au sevrage des fumeurs que la volonté seule ou que les autres méthodes déjà en vente. Le résultat de deux études faites par Peter Hajek et son équipe publié en 2014 montre que l’e-cig contenant de la nicotine accroît les chances de sevrage du tabac sur le long terme comparé à l’e-cig sans nicotine. Une étude de l’université de KU Leuven, quant à elle, montre que près d’un quart des fumeurs ont baissé leur consommation de cigarettes de moitié après avoir testé l’e-cig pendant huit mois.
Dans son enquête de 2014, l’association « Paris sans tabac » trouve une baisse significative du nombre de fumeurs parmi les jeunes. En 2014, ils représentaient 11,2 % des collégiens (contre 20 % en 2011) et 33,5 % des lycéens (contre 42,9 %). Les jeunes se tournent vers l’e-cig : 90 % des jeunes fumeurs l’ont déjà essayée. Bertrand Dautzenberg pense que l’attitude des jeunes envers le tabac est en train de changer ce qui favorise l’e-cig. De plus, il semblerait que celle-ci ne soit pas une passerelle vers la cigarette. Dautzenberg, mais aussi d’autres spécialistes comme Gérard Mathern, affirme que l’e-cig est en train de contribuer au déclin du tabac. Bien que cet engouement pour l’e-cig parmi les jeunes ne soit pas du goût de tout le monde, elle contribuerait à une réduction significative du tabagisme.
Les règlementations (y compris les hausses de la fiscalité) contre le tabagisme depuis la loi Evin en 1991 ont eu un impact certain, et particulièrement en ce qui concerne les hommes. Mais l’impact potentiel de l’e-cig semble être bien plus grand. C’est en partie parce que les vapoteurs veulent éviter les éléments cancérogènes de la cigarette. L’enquête ETINCEL-OFDT montre en effet que la motivation première des vapoteurs est le sevrage total. D’ailleurs selon 43 % des Français, l’e-cig serait un moyen de sevrage efficace. Elle semble donc être une porte de sortie du tabagisme plutôt qu’une porte d’entrée. Même la ministre de la santé, Marisol Touraine, qui fait une guerre acharnée au tabac, admet que recourir à l’e-cig pour arrêter de fumer est une bonne idée, ce qui ne l’empêche pas néanmoins de vouloir la réglementer.
Quelles sont les motivations de cette réglementation?
Les réglementations de l’usage des produits du tabac reposent sur deux piliers. D’une part l’idée que le tabagisme est mauvais pour la santé du fumeur car la combustion du tabac dégage des cancérogènes de catégorie 1. D’autre part l’idée que la fumée est mauvaise pour la santé de ceux qui se trouvent dans l’entourage du fumeur. C’est le tabagisme passif.
Cette notion est-elle d’ailleurs toujours compréhensible avec cette
nouvelle technologie?
Le tabagisme passif existe aussi dans le cas du vapotage (on parlera de « vapotage passif ») ainsi que dans le cas du tabac chauffé. Les études qui se sont penchées sur ce phénomène sont rares. Outre qu’elle est plutôt plaisante à respirer, il semblerait que l’e-cig ait peu d’effets sur l’entourage. La question est de savoir si l’aérosol dégagé par l’e-cig contient des éléments dangereux.
Avec la fumée de tabac, la pollution est majoritairement particulaire. Avec l’e-cig, elle est principalement gazeuse. Selon le rapport Dautzenberg, les risques liés aux gouttelettes contenues dans l’aérosol de l’e-cig sont théoriquement plus de cent fois moins élevés que ceux de l’exposition à la fumée de tabac. Mais le vapotage passif n’est pas entièrement sans danger. Après une exposition à l’e-cig, on relève des taux de cotinine (un métabolite de la nicotine) sérique quasiment identique à la cigarette.
Cependant, l’exposition passive à l’aérosol de l’e-cig n’expose ni au monoxyde de carbone ni aux particules solides que l’on trouve dans la fumée de cigarette. Selon le Rapport Dautzenberg, la quantité de cancérogènes connus dans l’aérosol de l’e-cig est bien moins grande que dans la fumée de cigarette. Néanmoins un rapport de l’Institut national japonais de la santé publique publié en novembre 2014 stipule que l’aérosol contient du formaldéhyde, mais aussi de l’acroléine, du glyoxal, ou encore du méthylglyoxal. Le niveau de formaldéhyde, un cancérogène connu, pourrait atteindre jusqu’à dix fois celui contenu dans la fumée de cigarette. Toutefois, ce taux n’est pas constant et varie en fonction de beaucoup de facteurs.
Ce sont surtout les effets de la nicotine et de ses dérivés qui sont présents dans l’aérosol qui peuvent poser problème. Priscilla Callahan-Lyon pense que l’exposition aux aérosols pourrait mener à des problèmes respiratoires, mais cela reste à vérifier. Il semblerait malgré tout que l’e-cig réduit en grande partie, mais pas complètement, les problèmes liés au tabagisme passif. Ainsi, il n’est pas certain que l’interdiction de vapoter dans les lieux publics soit nécessaire si les effets sur autrui sont faibles. Certains disent que cette interdiction réduirait l’attractivité de l’e-cig pour les fumeurs. Malgré cela le rapport Dautzenberg recommande l’interdiction pour l’exemplarité, ce qui est une forme de paternalisme.
Doit-on considérer la cigarette électronique comme un produit à part?
En France, l’e-cig est considérée comme un produit de consommation courante. Elle n’est ni un produit du tabac, ni un médicament sauf si elle revendique un effet bénéfique pour la santé et si elle contient plus de 10 mg de nicotine avec une concentration supérieure à 20mg/ml. Mais selon le rapport Dautzenberg, l’e-cig n’est pas un produit de consommation courante. Le rapport demande l’établissement d’une nouvelle catégorie de produits sans tabac contenant de la nicotine qui permettrait d’établir une règlementation adaptée. La question est de savoir de quelle réglementation spécifique a-t-on besoin?
L’e-cig est interdite dans plusieurs pays à travers le monde. D’autres pays la considèrent comme un médicament ce qui nécessite une autorisation spéciale de mise sur le marché et restreint sa vente aux pharmacies. L’interdiction totale semble maintenant impossible en France tant le marché s’est développé depuis 2010. L’Union européenne (UE) a décidé le 8 octobre 2013 de ne pas classer l’e-cig comme médicament. Une nouvelle législation adoptée par l’UE le 12 février 2014 n’interdit pas l’e-cig, mais la plupart des mesures aboutissent à restreindre plutôt qu’à encourager son usage. Cette législation autorise un taux de nicotine de 20 mg/ml dans des atomiseurs de 2 ml. Les spécialistes français ont généralement accueilli cette décision favorablement. Classer l’e-cig comme médicament aurait eu un effet négatif sur le développement du marché.
Les pays où l’e-cig est interdite font face à une importation illégale croissante. Il reste à voir si les cas d’interdiction totale pourront être maintenus dans l’avenir. Plusieurs juridictions ont choisi de réglementer plutôt que de totalement interdire. La ville de New York a prohibé le vapotage dans les lieux publics. L’e-cig est aussi interdite dans les restaurants à Chicago. Trois États américains ont interdit le vapotage là où la cigarette traditionnelle l’est aussi. Dix-huit autres États ont imposé des réglementations plus ou moins importantes sur l’usage de l’e-cig. Enfin, 274 villes ou comtés possèdent des lois restreignant le vapotage. La Food and Drug Administration (FDA) a annoncé en 2014 son intention d’étendre ses pouvoirs pour réglementer l’e-cig.
ll y a pourtant des doutes sur la possible toxicité du produit…
Les arguments les plus sérieux en faveur de la réglementation de l’e-cig reposent sur la dangerosité de l’e-liquide. Le propylène glycol (qui permet d’obtenir un bon rendu des arômes) est généralement considéré sans danger. Cependant, c’est un excipient qui n’est pas complètement neutre. Il peut provoquer des irritations, des réactions allergiques mais aussi, très rarement, un état proche de l’ébriété. On a peu d’information en ce qui concerne sa toxicité lorsqu’il est inhalé de façon répétée sous forme d’aérosol chaud. De même pour le glycérol qui permet d’obtenir un aérosol plus abondant. Ce produit présente un risque théorique de formation d’acroléine lorsque la température monte et que la molécule se déshydrate. Les e-liquides contiennent aussi des impuretés telles que l’anatabine, la norcotinine, et l’anabasine. Ce sont des substances proches de la nicotine qui s’y trouvent par le fait que la nicotine n’est jamais pure à 100 %. En revanche, l’e-cig est quasiment dépourvue de nitrosamines qui sont des cancérogènes naturellement présents dans le tabac. On y trouve aussi de l’acétone, l’acide acétique, des solvants chlorés, et du formaldéhyde (qui résulterait de l’échauffement du propylène glycol). Il semblerait que ce soit les arômes chauffés qui posent le plus de questions. Au contact de la résistance chaude, les arômes sont susceptibles d’être modifiés. Ces arômes contiennent souvent de l’acétine, de la diacétine, de l’ambrox, et du parabène.
À l’exception de l’étude japonaise, les recherches ne montrent pas pour l’instant de potentiel cancérogène important dans l’aérosol de l’e-cig car les concentrations sont faibles. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande cependant de ne pas vapoter tant que l’innocuité n’a pas été prouvée scientifiquement. L’OMS vise aussi les arômes utilisés dans l’e-liquide qui permettraient d’attirer les jeunes à l’e-cig et d’en faire des consommateurs réguliers, ce qui reste à prouver.
Est-ce donc trop tôt pour réglementer?
L’e-cig est un exemple de produit qui se développe sans grandes contraintes réglementaires à ce stade. Et ce marché fonctionne bien. L’offre répond à la demande, c’est-à-dire aux désirs des consommateurs. L’e-cig ainsi que les produits du tabac chauffé sont des innovations qui bouleversent la consommation de dizaines de millions d’utilisateurs. En 2014, on comptait plus de 460 marques d’e-cig dans le monde. Le marché est encore jeune.
Une façon de gérer les problèmes d’un marché en développement est de laisser celui-ci sélectionner les meilleurs fabricants tout en imposant des normes élémentaires sur les contenus des e-liquides. Déjà certains fabricants n’utilisent plus d’ambrox, de diacétine et de parabène. Des marques avec leurs réputations sont en train d’être bâties, ce qui va continuer de faire favorablement évoluer la qualité des produits. On a d’ailleurs pu observer une évolution positive de la qualité des e-liquides depuis 2009, notamment avec de plus en plus de fabricants utilisant des composants de qualité pharmaceutique.
Aux États-Unis, l’« American E-Liquid Manufacturing Standards Association » a été créée en 2012. C’est une réponse du marché pour établir des normes de fabrication. Ce genre d’association peut avoir un rôle bénéfique à jouer même si elle peut aussi devenir un instrument de lobbying. Si les fabricants et les distributeurs n’obtiennent pas la protection de la réglementation, le marché continuera à produire une plus grande qualité.
Il est encore tôt pour juger des effets complets de l’e-cig. Pour cela, il faudrait avoir une ou deux décennies d’usage par des centaines de milliers d’utilisateurs. Cependant même si les nouvelles technologies posent souvent des questions, ce n’est pas une raison pour les interdire. À la fin des années 1990, la question était de savoir si le téléphone cellulaire posait un risque grave pour la santé. Le risque était présent, mais le bénéfice de l’utilisation était aussi très grand. Aujourd’hui, on sait que le risque de l’e-cig n’est pas nul, mais il est potentiellement faible relativement à la cigarette traditionnelle.
Frédéric Sautet est chercheur associé à l’Institut économique Molinari.
Propos recueillis par NOËL LABELLE