Comprendre l’économie : Clés de lecture – Jean-Baptiste Say (1767-1832)
Texte d’opinion et extraits publiés dans l’édition mars-avril 2016 du Point Références.
Adam Smith, David Ricardo, Karl Marx, John Maynard Keynes … Le Point Références vous présente les textes de ceux qui ont le plus influencé la pensée économique. Comment fonctionne cette étrange mécanique qu’on appelle le marché ? Vous le découvrirez dans cet ouvrage qui analyse les grands principes économiques.
Qui a inventé la théorie de la monnaie ? Quel est l’économiste qui a mathématisé l’utilité marginale ? Qu’est-ce que la main invisible d’Adam Smith ? Quel économiste a fait adopter le libre échange à la Grande Bretagne ? Autant de questions auxquelles répond cet hors-série, à travers l’analyse des textes fondateurs, analyse qui vous aidera à comprendre comment s’est construite la science économique.
28 textes commentés, la participation de Gilbert Cette, Daniel Cohen, François Bourguignon … Retrouvez l’essentiel de la pensée de l’Economie dans ce hors-série du Point.
Extraits
Say, Jean-Baptiste (1803). Traité d’Economie Politique ou simple exposition de la manière dont se forment, se distribuent et se consomment les richesses (6ème éd. 1841). Paris: Gullaumin.
Extrait 1. La théorie de la valeur subjective (pp.57 et suiv.)
La valeur que les hommes attachent aux choses, a son premier fondement dans l’usage qu’ils en peuvent faire. Les unes servent d’aliments, les autres de vêtements ; d’autres nous défendent de la rigueur du climat, comme les maisons ; d’autres, telles que les ornements, les embellissements, satisfont des goûts qui sont une espèce de besoin. Toujours est-il vrai que si les hommes attachent de la valeur à une chose, c’est en raison de ses usages : ce qui n’est bon à rien, ils n’y mettent aucun prix.
Cette faculté qu’ont certaines choses de pouvoir satisfaire aux divers besoins des hommes, qu’on me permette de la nommer utilité.
Je dirai que créer des objets qui ont une utilité quelconque, c’est créer des richesses, puisque l’utilité de ces choses est le premier fondement de leur valeur, et que leur valeur est de la richesse.
Mais on ne crée pas des objets : la masse des matières dont se compose le monde, ne saurait augmenter ni diminuer. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de reproduire ces matières sous une autre forme qui les rende propres à un usage quelconque qu’elles n’avaient pas, ou seulement qui augmente l’utilité qu’elles pouvaient avoir. Alors il y a création, non pas de matière, mais d’utilité ; et comme cette utilité leur donne de la valeur, il y a production de richesses.
C’est ainsi qu’il faut entendre le mot production en économie politique, et dans tout le cours de cet ouvrage. La production n’est point une création de matière, mais une création d’utilité. Elle ne se mesure point suivant la longueur, le volume ou le poids du produit, mais suivant l’utilité qu’on lui a donnée.
De ce que le prix est la mesure de la valeur des choses, et de ce que leur valeur est la mesure de l’utilité qu’on leur a donnée, il ne faudrait pas tirer la conséquence absurde qu’en faisant monter leur prix par la violence, on accroît leur utilité. La valeur échangeable, ou le prix, n’est une indication de l’utilité que les hommes reconnaissent dans une chose, qu’autant que le marché qu’ils font ensemble n’est soumis à aucune influence étrangère à cette même utilité ; de même qu’un baromètre n’indique la pesanteur de l’atmosphère qu’autant qu’il n’est soumis à aucune action autre que celle de la pesanteur de l’atmosphère.
En effet, lorsqu’un homme vend à un autre un produit quelconque, il lui vend l’utilité qui est dans ce produit ; l’acheteur ne l’achète qu’à cause de son utilité, de l’usage qu’il en peut faire. Si, par une cause quelconque, l’acheteur est obligé de le payer au-delà de ce que vaut pour lui cette utilité, il paie une valeur qui n’existe pas, et qui, par conséquent, ne lui est pas livrée.
Extrait 2. La loi des découchés (p.141 et suiv.)
La première conséquence qu’on peut tirer de cette importante vérité, c’est que, dans tout état, plus les producteurs sont nombreux et les productions multipliées, et plus les débouchés sont faciles, variés et vastes.
Dans les lieux qui produisent beaucoup, se crée la substance avec laquelle seule on achète : je veux dire la valeur. L’argent ne remplit qu’un office passager dans ce double échange ; et, les échanges terminés, il se trouve toujours qu’on a payé des produits avec des produits.
Il est bon de remarquer qu’un produit terminé offre, dès cet instant, un débouché à d’autres produits pour tout le montant de sa valeur. En effet, lorsque le dernier producteur a terminé un produit, son plus grand désir est de le vendre, pour que la valeur de ce produit ne chôme pas entre ses mains. Mais il n’est pas moins empressé de se défaire de l’argent que lui procure sa vente, pour que la valeur de l’argent ne chôme pas non plus. Or, on ne peut se défaire de son argent qu’en demandant à acheter un produit quelconque. On voit donc que le fait seul de la formation d’un produit ouvre, dès l’instant même, un débouché à d’autres produits.
Clés de lecture – Jean-Baptiste Say (1767-1832)
Parlementaire sous le Consulat, opposant à Bonaparte, entrepreneur, premier titulaire de la chaire d’économie industrielle au Conservatoire des Arts et Métiers et professeur au Collège de France, Jean-Baptiste Say a profondément influencé les débats économiques de son époque en développant des concepts qui restent au cœur de l’analyse économique moderne.
Dans son Traité d’Economie Politique, Say propose une définition novatrice de la valeur. Loin d’être caractérisée par la quantité de travail nécessaire à la production d’un produit, la valeur se définit par la satisfaction (l’utilité) qu’il procure au consommateur. En apparence très simple, cette définition transforme radicalement la conception de l’économie. Il est alors possible de comprendre que des produits très simples à fournir – ne nécessitant que peu de travail et de savoir-faire – s’échangent à des prix élevés, alors que d’autres produits – dont le coût et le temps de production seront importants – ne s’échangent qu’à des prix très faibles. Il s’agit d’une véritable révolution car avant Say, la notion même de « service » échappait à la théorie économique, puisque la valeur était fondamentalement rattachée à la quantité de travail et de matière nécessaire à la production. Confirmant l’analyse du philosophe Adam Smith (1723-1790), Say explique que pour s’enrichir, l’entrepreneur doit faire preuve d’empathie afin de comprendre les besoins de la population car celle-ci détermine la valeur des biens produits.
Mais l’apport fondamental de Say demeure la « Loi des débouchés » (ou « Loi de Say ») selon laquelle seule la valeur créée par la production, et momentanément transformée en monnaie, permet d’acquérir d’autres produits. En d’autres termes, « l’argent n’est que la voiture des produits », les biens s’échangent contre des biens. Ainsi, toute production satisfaisant un besoin est une création de valeur et seule cette création de valeur autorise l’achat de nouveaux biens. Dès sa formulation, la « Loi des débouchés » provoquera un débat virulent. Les économistes Ricardo (1772-1823) et John Stuart Mill (1806-1873) l’adopteront immédiatement alors que le philosophe Malthus (1766-1834) puis John Maynard Keynes (1883-1946) la refuseront. Et l’on comprend aisément l’intérêt des économistes pour cette loi tant ses implications sont profondes. Puisque l’achat d’un produit nécessite la production d’un produit d’une valeur au moins équivalente, l’accroissement de la production est toujours bénéfique. L’abondance de producteurs et de produits augmente le pouvoir d’achat et développe les débouchés, c’est-à-dire de consommation. Or, ce qui est vrai à l’intérieur d’une nation l’est aussi entre les nations.
Prenant le contrepied des arguments protectionnistes selon lesquels l’enrichissement d’une nation se fait au détriment d’une autre, Say affirme que le commerce international est toujours facteur de création de valeur et d’enrichissement. Selon lui, plus ses partenaires économiques sont riches, plus ils représentent de débouchés pour la production d’une nation et plus celle-ci s’enrichit. Aussi, il plaide en faveur d’une abolition des droits de douanes et de toute entrave au commerce.
Poursuivant cette logique, Say observe que pour créer de la valeur, il faut que les consommateurs soient libres d’acheter ce qu’ils désirent et donc que les producteurs aient la possibilité de fournir une gamme étendue de produits. En conséquence, il place la propriété privée et la liberté contractuelle au centre du système économique et fidèle à sa théorie, il militera pour l’abolition de l’esclavage et la juste répartition de la valeur entre employeurs, employés et actionnaires.