La mondialisation n’est pas forcément indigeste
Interview publiée le 23 février 2017 sur le site de l’Institut d’aménagement et d’urbanisme.
De plus en plus de personnes vivant dans les pays développés mettent en valeur les avantages présumés des produits alimentaires locaux – préservation des terres, création d’emplois, approvisionnement plus fiable et nutritif – au détriment des produits importés. Hiroko Shimizu plaide au contraire pour un modèle mondialisé.
Comment est-on passé d’un approvisionnement local à ce système mondialisé ?
H. S.: L’histoire nous enseigne que la production alimentaire locale est une pratique dont nos ancêtres se sont volontiers libérés. La malnutrition chronique était une particularité récurrente des bassins alimentaires du passé. Par exemple, au Moyen Âge, la plupart des paysans d’Europe occidentale étaient constamment aux prises avec un déficit en calories et en protéines. Au XVIIIe siècle, le régime alimentaire de base d’un ouvrier agricole allemand était « du gruau et de la bouillie », une mélasse composée de grains et de lentilles. Jusqu’au milieu des années 1800, la plupart des Européens vivaient dans un état chronique de sous-alimentation, alors que seule la classe supérieure pouvait espérer un apport quotidien de pain blanc et de viande[[Frances and Joseph Gies. 1990. Life in a Medieval Village. New York: Harper & Row, p. 96. ]].
Quels sont les avantages et les inconvénients générés par la mondialisation de la production alimentaire et de son commerce ?
H. S.: Les consommateurs des pays développés ont été les principaux bénéficiaires de ce changement. Par exemple, aux États-Unis, la banane, introduite en 1876 et vendue 10 cents l’unité à Washington, symbolisait le luxe et n’était donc dégustée que pour les grandes occasions[[Perry, Mark J. 2015. The ‘miracle of the marketplace’ brings tropical fruit from thousands of miles away to your local grocery store (Le miracle du marché: faire venir dans l’épicerie du coin des fruits tropicaux cultivés à des milliers de kilomètres). AEIdes. 10 mai. American Enterprise Institute. www.aei.org/publication/the-miracle-of-the-marketplace-brings-tropical-fruit-from-2300-miles-away-in-colombia-to-my-local-grocery-store/]]. Désormais, devenues un produit de base, elles sont l’un des fruits les plus consommés au monde. Ce phénomène a résulté d’une meilleure production, des technologies de conservation et de transport qui ont de plus en plus effacé les distances et permis des économies d’échelle en matière de production alimentaire, favorisant les gains de productivité et une meilleure répartition des récoltes entre les régions. Au fil du temps, des monocultures de plus en plus étendues sont apparues générant un approvisionnement alimentaire abondant, diversifié et abordable.
La production d’aliments sur les terres les plus adaptées agronomiquement puis le transport sur de longues distances est une pratique écoresponsable du fait que les monocultures intensives sur de grandes surfaces peuvent produire beaucoup plus en utilisant moins de terres cultivables et moins d’intrants. Selon l’étude sur le « cycle de vie » conduite par l’université Carnegie Mellon, l’étape de la production alimentaire génère 83 % des émissions de gaz à effet de serre tandis que l’étape du transport des produits alimentaires n’en émet que 11 %[[Weber, Christopher and H.Scott Matthews. 2008. Food Miles and Relative Climate Impacts of Food Choices in the United States. Environmental Science and Technology. 16 avril.]].
Pour autant, la mondialisation de la production n’est pas parfaite : certains pays en développement n’ont, en particulier, pas encore intégré la protection des agriculteurs et de l’environnement dans leur modèle agricole.
Selon vous, à quoi pourraient ressembler nos chaînes d’approvisionnement alimentaire demain ?
H. S.: Aucun système alimentaire ne pourra jamais être totalement immunisé contre les maladies, ni protégé de la sécheresse, des inondations, des tremblements de terre et autres catastrophes naturelles. La libéralisation des échanges commerciaux permet le transfert des excédents obtenus par les régions ayant connu de bonnes récoltes vers celles se trouvant en état de pénurie. C’est ici que le locavorisme trouve ses limites. En effet, en matière de sécurité alimentaire, comme pour de nombreuses autres formes de gestion du risque, la sécurité croît avec le nombre et la dispersion géographique des fournisseurs.
En Afrique sub-saharienne et dans d’autres pays en voie de développement, les agriculteurs consomment surtout des cultures vivrières et du bétail d’origine locale. Ils sont encore aux prises avec la faim et la pauvreté puisqu’ils n’ont pas accès aux intrants agricoles modernes, ni aux moyens de transport et aux infrastructures appropriés pour accéder aux marchés commerciaux. Aujourd’hui, plus que jamais, la meilleure façon de renforcer la sécurité de l’approvisionnement alimentaire de l’humanité consiste à promouvoir une production spécialisée à grande échelle – soutenue par la recherche scientifique et le commerce international – dans les régions du monde les plus adaptées à cet effet. La croissance économique d’un grand nombre de pays en développement repose sur les exportations agricoles.
Propos recueillis par Laure de Biasi et Corinne Ropital
Hiroko Shimizu, économiste, a travaillé au sein de plusieurs institutions académiques et entreprises privées au Canada, au Japon, en Chine et aux États-Unis. Actuellement chercheuse associée à l’Institut économique Molinari (Bruxelles), elle est coauteure de l’ouvrage Le dilemme du Locavore (Desrochers Pierre et Hiroko Shimizu. 2012. The Locavore’s Dilemma: In Praise of the 10,000-mile Diet. New York: Public Affairs. ).