Les réseaux, plus forts que les amendes
Texte d’opinion publié le 11 juillet 2017 dans La Tribune.
Dans son livre Nouvelles règles pour la nouvelle économie, écrit il y a vingt ans, Kevin Kelly, ancien rédacteur en chef de la revue Wired, expliquait que rien ne sert de se révolter contre le numérique, mieux vaut en comprendre la logique pour ensuite travailler avec. Une source de réflexion pour examiner la décision de la Commission européenne qui vient de sanctionner Google pour abus de position dominante dans la recherche en ligne.
La Commission européenne vient de sanctionner Google pour ce qu’elle définit comme un abus de position dominante dans la recherche en ligne favorisant son comparateur de prix « Google shopping ». Cette décision arrive vingt ans après la publication par Kevin Kelly de Nouvelles règles pour la nouvelle économie. Son auteur, ancien rédacteur en chef de la revue Wired, scrute depuis des décennies les nouvelles technologies et les façons dont elles affectent la culture, l’économie, la politique … bref, la société toute entière. Il est peu probable que son livre de 1997, comme son dernier livre (Inévitable : comprendre les 12 forces technologiques qui vont façonner notre futur) ait été lu et compris par les décideurs bruxellois. Ses réflexions permettent de porter un regard critique sur la démarche européenne.
Dans l’ensemble de ses recherches, Kelly essaie de traduire en un langage accessible ce que les technologies susurrent à ses oreilles. Il recherche la logique des changements numériques pour comprendre où ils nous emmènent. Rien, pour lui, n’exerce de force plus puissante que ces changements technologiques qui nous poussent inexorablement vers le tout connecté, ce que certains appellent The Internet of Everything.
Rien ne sert de se révolter contre le numérique
Si on accepte qu’il existe des choses qu’il n’est pas de notre pouvoir de contrôler, alors il devient plus facile d’accepter de les embrasser, de s’y adapter, ou de n’en modifier que certains aspects. Cela a d’importances conséquences dans la vie de tous les jours mais aussi dans les choix publics. Ainsi, rien ne sert de se révolter contre le numérique, nous dit Kelly. Mieux vaut en comprendre la logique pour ensuite travailler avec elle. C’est ainsi qu’on pourra en tirer le meilleur. Pour lui, tenter « d’empêcher l’inévitable a souvent l’effet inverse de celui recherché. L’interdiction est au mieux temporaire et au pire, elle est contreproductive. »
Et parmi ces inévitables, il y a les réseaux qui connectent au niveau global les informations, les idées et les relations. Les réseaux sont les nouvelles formes de communication, d’où leur importance. La communication est un fondement de nos sociétés, de nos cultures, de nos identités, de notre humanité et de tous les systèmes économiques. C’est la raison pour laquelle les réseaux influencent tous ces domaines et, plus encore, la façon dont nous structurons nos vies.
Quand les monopoleurs sont désirables
Or, un réseau a une logique. Il obéit à la loi économique des rendements croissants. C’est l’effet réseau qui veut que la valeur d’un réseau explose quand le nombre de ses membres augmente et que l’explosion de cette valeur attire de nouveaux membres, ce qui a un effet cumulatif. Ce qui fait dire à Kevin Kelly que dans nos économies de réseaux connectés, les monopoleurs sont désirables. Selon lui, un gros groupe est supérieur à de nombreux petits groupes fragmentés, notamment parce qu’il impose un standard qui limite les risques, l’incertitude et favorise ainsi le progrès.
A la lumière de ces réflexions, on peut se demander si la décision européenne sera capable de maintenir ou de restaurer la concurrence dans le secteur des comparateurs de prix. Pour ce faire, Google devra trouver les moyens techniques de cesser de mettre en avant son propre comparateur dans les résultats des recherches des internautes. Au-delà des difficultés qu’il va y avoir à trouver un accord entre Google, les plaignants et la Commission, cette obligation peut affaiblir la firme de Mountain View et renforcer ses concurrents à court terme, en particulier si cette décision est étendue à d’autres activités. Mais pour que les effets se prolongent, encore faudrait-il que la décision européenne enraye la logique des réseaux.
La sanction européenne nous éloignerait d’arrangements novateurs
Si Kelly a raison, la tentative européenne n’atteindra jamais son but. L’affaiblissement d’un colosse bénéficiera à un autre auquel il faudra s’attaquer pendant que d’autres se prépareront à entrer en scène. Qu’on les aime ou pas, ces mastodontes ont une raison d’être, à savoir qu’ils parviennent mieux que les autres à connecter de façon large, étendue, profonde et rapide. Ces connexions sont attendues d’un nombre significatif de consommateurs, pour le meilleur comme pour le pire.
On peut donc légitimement s’interroger à propos d’une décision européenne qui semble d’un autre temps. Il est possible qu’elle nous éloigne d’arrangements novateurs permettant la coexistence d’entreprises monopolistiques au sein d’environnements concurrentiels et innovants. En particulier, dans une économie où le consommateur devient lui-même producteur, le défi semble davantage d’assurer une conversation équilibrée entre celui-ci et les réseaux, sans faire appel au droit pour renforcer la position de concurrents-plaignants. La tâche ne sera pas simple, notamment sur la question des données privées, mais c’est sans doute là qu’existent des marges de manœuvres mutuellement profitables.
Cécile Philippe est directrice générale de l’Institut économique Molinari.